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Le cas Céline
Philippe Pichon |
Théoriciens :: Autres
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Angelo Rinaldi est un lecteur. Le plus impitoyable qui soit : le vieil ami célinien, écrivain à demi considéré, critique littéraire fanfaron. On écrit pour convaincre le pire des lecteurs. Tout lecteur potentiel est impitoyable. Pure mauvaise foi. Toujours prêt à se moquer, à s’ennuyer, à dénigrer. A dégainer son esprit de négation pour renvoyer le livre à ce qu’il tente désespérément de ne pas être : une chose morte. Une conscience à jamais immobilisée dans l’éternité d’une insuffisance. Toutes les ruses d’un texte littéraire n’ont de sens qu’au regard de cet éternel absent. La plupart des écrivains escamotent le problème : ils dirigent notre regard vers un trompe-l’œil qu’ils nous font prendre pour le monde. Ou bien ils se déshabillent. Céline est de ceux-là. Il nous fait le coup du « Je vais tout vous montrer ». Comme nous regardons la scène avec un certain intérêt salace, nous n’avons pas le temps de nous apercevoir qu’il en profite pour nous faire les poches. Le roman célinien ou l’autobiographie truquée fait – du moins en général – l’économie de la situation réelle, du fait qu’il y a mise en scène. Céline n’emploie aucun de ces stratagèmes. Il assume explicitement ce combat ludique avec son lecteur. Le rire – ou le sourire – qu’il provoque fait aussi tomber les défenses intellectuelles de l’adversaire – du lecteur qui aurait tendance autrement à peser chacune de ses idées – même celles que Céline n’a pas ou qu’on lui prête –, à leur opposer les siennes et, d’une certaine façon, à amender son texte, son projet.
Céline avoue nettement que l’objet avec lequel il attire notre attention est un leurre, qu’il n’a aucune consistance : « Que deviendrais-je sans mes lecteurs ? » écrit-il. Cependant, il laisse entendre que malgré tout, bien plus fort, c’est avec ça qu’il va nous attraper. Céline-je, héros, si l’on peut dire, de « romans » est un appât qui sert à capturer ce poisson comestible : le lecteur. Il est vrai, comme il le déclare lui-même, qu’il nous fuit, mais le fait même de le dire est encore une manière de nous faire croire qu’il ne nous guette pas, afin de mieux nous surprendre.
Céline laisse des phrases derrière lui, frêle sillage qui signale son récent passage, mais il n’y est plus, et pour personne, il est loin devant, et leurs flexions étranges, leurs multiples détours reproduisent simplement le tracé de sa fuite en zigzag et trahissent son effort – « non récompensé jusqu’ici » - pour rompre ce fil qu’il déroule derrière lui en avançant, quoi qu’il fasse, où qu’il aille, pour s’arracher enfin à cette piste d’encre qui permettrait de remonter jusqu’à lui et de l’appréhender s’il n’était heureusement beaucoup plus rapide que son lecteur – mais la fatigue un jour se fera sentir, il ralentira, son lecteur lui tombera dessus.
Cessez d’écrire, monsieur Céline, lui conseille-t-on, faites-vous oublier quelque temps, faites-vous soigner, la piste s’effacera bientôt d’elle-même. Certainement. Il suffisait que Céline renonce à bouger. Ecrire c’est bouger. Mais attention, écrire étant pour lui la seule manière de se mouvoir, le moindre geste esquissé relançait sur sa trace la meute de ses poursuivants.
Ferrer le lecteur : geste équivoque qu’il s’agit d’accomplir avec dextérité. Le saisir au moment où il saisit. L’écrivain est à la fois l’asticot et le pêcheur, le mangé et le mangeur. Cela exige de la souplesse. Car l’habilité du pêcheur ne suffit pas. Il lui faut manier son instrument avec grâce. La grâce implique quelque abandon, une dose d’inconscience. D’où la nécessité d’une certaine forme de maladresse. Alors la conscience prudente sort de son trou d’eau pour happer l’asticot.
Mais si le lecteur s’empare complètement du texte, s’il saisit tout, le piège ne fonctionne plus. Le truc est éventé. Il ne reste plus que l’intention : l’intention de saisir, de s’emparer du lecteur. La voici nue, comme un ver, et qui barbote sans grâce. Le texte doit fuir perpétuellement, le sens se laisser deviner sans se laisser attraper, afin de bien ferrer le poisson.
Céline fait sans cesse mine de se laisser prendre, les aphorismes retombent sur des clichés, mais ces chutes formulaires raniment le cliché : vous croyiez m’avoir, je vous échappe au moment où vous me prenez, vous alliez me ravir et vous êtes ravis. Un texte de Céline produit toujours l’effet d’être totalement contrôlé par quelqu’un qui cependant n’accorde pas d’importance excessive à ce contrôle ni à la chose contrôlée. Qui nous abandonne distraitement un fragment de perfection. Le lecteur consent à se laisser prendre à condition qu’on lui laisse le loisir de faire semblant de croire à une certaine innocence du texte. L’innocence n’exclut pas la conscience, elle la limite. Elle correspond à un certain degré d’adhésion de ce qui parle au discours. Qu’est-ce qui parle, dans un texte littéraire ? Quelqu’un qui se trouve au-delà du texte, narrateur, auteur, qui aurait éventuellement quelque chose à ajouter, à retrancher ? Le texte tout seul, sans personne ? Quelqu’un qui n’est jamais là, mais qui sera le seul à lire le livre : le lecteur ? Ce qui parle, est-ce une conscience débordant les mots, les suscitant, les interprétant ? Ou les mots tels qu’ils sont, à jamais ? Ce qui parle n’est ni texte ni hors-texte, ni mot ni conscience, ni ruse ni innocence, mais la substance de leur union, leur texture.
De manière générale, les objets ont tendance, comme pour mimer la texture, à se confondre avec ce qui les suscite, de même que la narration prend son sens dans l’objet qu’elle évoque. Le texte multiplie les paradoxes et les effets de circularité, qui constituent autant d’armes rhétoriques dans la pêche au lecteur. Par exemple, la gratuité apparente de toute narration se trouve rétribuée par la narration même, la justification d’un objet est fabriquée par les conséquences qu’entraîne sa manifestation.
Céline connaît les reproches qui lui sont faits : il n’a ni syntaxe, ni style. Livré au grand public plus de sept ans après la mort de Céline, Rigodon# fut achevé le premier juillet 1961, quelques heures avant la mort de son auteur. Les personnages principaux de cette « chronique » sont Céline, sa femme Lucette, l’acteur Le Vigan dit La Vigue et le chat Bébert. Ils traversent l’Allemagne en flammes, comme l’homme Céline le fit réellement entre juin 1944 et mars 1945. La « chronique » est émaillée de nombreuses digressions qui permettent à Céline de régler ses comptes, une dernière fois, et de se présenter comme un prophète du nouveau style, vouant aux gémonies ceux qui l’ont ignoré.
L’objet est bien là – l’écriture – et en même temps on l’escamote, il disparaît et reparaît sans cesse, pris dans la circularité de sa fonction : il justifie le texte, le texte le justifie, et pourtant rien n’est justifié. Nous sommes pris dans les mailles de la texture, ce matériau sécrété par le jeu, l’accouplement et la procréation du poisson et du pêcheur, de l’auteur et du lecteur. Le lecteur trouve dans le texte ce qui lui manque, il peut quelques heures être ou jouer à être ce qu’en dehors du livre, il n’est jamais : une conscience pourvue du poids, de l’épaisseur des choses sans cesser d’être conscience, une chose aussi translucide que la conscience. L’écart qui le sépare des choses se trouve reporté comme à l’intérieur d’elles, l’écart devient l’être lui-même au sein de la texture. L’écrivain, quant à lui, trouve dans le texte le lecteur. Il ne peut exister seul. Il écrit son texte sur le mode du « comme si », d’un virtuel que le regard radicalement autre, toujours présent à l’horizon de son texte, transformera en actuel. Il a besoin de ce regard inconnu qui serait à son texte ce qui lui ne parvient jamais à être, lui donnerait l’évidence dont il se trouve dépourvu, et pour qui il apprête la place, comme un dieu disposerait idéalement la matière qu’un esprit errant ne pourrait s’empêcher de venir habiter. Chacun de son côté cherche l’autre. Le lecteur se trouve face à un objet étrange qui lui propose l’intimité de son étrangeté. L’auteur, intimité vide et dépourvue de sens, s’avance vers l’étrange, vers la possibilité du regard qui le rendra étrange à lui-même.
L’auteur à la fois est et n’est pas son livre. Comme il est son livre, voici que sa conscience n’est plus cette activité à l’existence incertaine et fuyante, elle s’est concrétisée en un objet indubitable, substantiel. Mais comme il n’est pas son livre, cette substance ne l’enferme pas, ne l’épuise pas, elle se renouvelle et se nourrit sans cesse d’elle-même, à condition que le livre même soit constitué de telle sorte que sa différence ne s’épuise pas. Il faut être mort pour ses lecteurs, afin de rester indéfiniment en-deçà de son livre. De ne pas sortir de cette inépuisable réserve de non-être qui laisse vivre le livre. L’écrivain qui en sort s’enrhume vite. Vouloir être écrivain, c’est vouloir accéder au sens par l’insignifiant, vouloir que le public se charge de transformer l’inessentiel en essentiel.
L’objectif du texte est toujours plus ou moins narcissique. Il s’agit d’affirmer la différence de l’auteur lui-même. Il est différent par la singularité de son livre, mais toujours infiniment différent de cette singularité. Différence sans contenu, comme celle de Bardamu : différence pour la différence, dépourvue de qualité intrinsèque, de communicabilité, différence qui ne nourrit pas. Mais précisément, cette absence de contenu, cette probité inflexible dans la recherche de la gratuité qui rapporte confère aussi au texte – à son écriture, à sa lecture – sa valeur esthétique, à l’extrémité de sa non-valeur. A ce point, l’habilité, peut se renverser en innocence. L’apprentissage de la différence vide revient à une forme d’ascèse : dans la fantaisie et les paradoxes incessants des ouvrages de Céline, plus rien ne tient, plus personne ne peut se resserrer frileusement autour de ce que l’on croit posséder, de ce que l’on se figure être, le jeu ouvre toutes les possibilités. Et, finalement, tous les discours. Fussent-ils insoutenables d’un point de vue de la morale. Le narcissisme absolu se perd dans la dissolution des identités. La perfection stylistique obstinément recherchée rencontre sur son chemin la nécessité de la faiblesse. La pure stratégie rhétorique devient apprentissage de la dépossession. L’exercice formel se transforme en requête de la grâce, et cette requête peut-être est la grâce même, qui s’ignore. C’est ainsi que la qualité esthétique est aussi une qualité morale et une forme de la vérité. Appelons cette qualité multiforme la justesse. Mieux : la lucidité.
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Niveau 2 :: La Lettre « Les Nôtres »
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Niveau 3 :: Résistance Hors Serie
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