Docteur en histoire des sciences et en science politique, longtemps directeur du Centre d’expertises géopolitiques de la Douma, Alexandre Douguine est titulaire de la chaire de géopolitique à l’Université Lermontov de Moscou. Théoricien le plus connu du néo-eurasisme, il est réputé avoir une grande influence dans les milieux politiques et militaires russes.
Christian Bouchet : Merci d’accepter de répondre à nos questions. Il y a tant d’événements politiques et géopolitiques sur lesquels nous aimerions avoir votre éclairage, qu’il est difficile pour nous de commencer…
Le 29 mars dernier, la ville de Moscou a été victime de deux explosions terroristes dans des stations de métro. En Occident, la piste des islamiste du Caucase a été la seule privilégiée par les grands médias, cependant, certaines voix discordantes ont affirmé qu’il s’agissait d’actions « sous faux drapeaux » et que les initiateurs de ces attentats pourraient bien être les services secrets géorgiens voire la CIA. Qu’en savez-vous et qu’en pensez-vous ?
La participation des islamistes à ces attentats est presque certaine et Doku Umarov en a revendiqué la responsabilité. Il existe, en effet, dans le Caucase du Nord – au Daghestan, en Ingouchie et en Tchétchènie - de petits groupes islamistes qui mènent toujours une lutte armée contre la Russie.
Dans le même temps, il est aussi certain que les services secrets géorgiens, qui veulent se venger de la défaite de leur pays en Ossétie du Sud et en Abkhazie, sont de plus en plus impliqués dans le soutien à ces guérillas islamistes.
De surcroît, aux États-Unis, avec Barack Obama et les démocrates au pouvoir, les partisans de Zbigniew Brzezinski sont de nouveaux influents. Et ceux-ci sont favorables à un soutien aux rebelles islamistes en Russie afin de déstabiliser la Fédération de Russie et de la rendre plus dépendante de l’Occident.
Cela étant posé, on peut donc, de manière plus ou moins schématique, résumer la situation ainsi : les attentats de Moscou ont, de toute vraisemblance, été commis par des islamistes avec l’appui de la Géorgie et à l’incitation de Washington.
Le gouvernement issu de la révolution orange dite des tulipes vient de tomber au Kirghizstan, le gouvernement orangé Ukrainien, vient de connaître un cuisant échec électoral. Il semble que les gouvernements issus des révolutions de couleurs soient tous bien mal en point. Est-ce exact et est-ce bien général ? Est-ce que l’on peut-on considérer que cela participe à un changement général d’orientation dans les républiques issues de l’éclatement de l’Union Soviétique ?
Ce qui s’est produit au Kirghizstan est la conséquence de rapports de force géopolitiques et domestiques.
Il est évident que la Russie et les États-Unis ont chacun intérêt à contrôler le gouvernement en place à Bichkek. Washington dépend beaucoup de la base de Manas pour ses avions militaires qui interviennent en Afghanistan. Moscou veut contrôler cette base pour que Bichkek n’acquiert pas trop de la liberté.
Cependant, je ne crois pas que derrière les émeutes on puisse discerner la main des Russes ou des Américains. Bakiev avait échoué dans la réorganisation de son pays et dans la consolidation de la société. Il était haïe par une partie importante des Kirghizes et il y avait assez de raisons liées à sa politique intérieures pour que les émeutes éclatent.
Rosa Otumbaeva qui vient de lui succéder est, tout à la fois, libérale, pro-russe et pro-américaine. Actuellement, elle recherche l’appui de Poutine, mais nul ne sait comment elle va se comporter ensuite, ni si elle va être de taille à conserver le pouvoir longtemps.
Par ailleurs, le Kirghizstan est divisé en deux régions, l’une septentrionale et l’autre méridionale. Dans la seconde, il y a beaucoup d’islamistes et l’ethnies ouïgours y est importante. Bakiev qui en est issu s’y est réfugié avant de s’exiler en Biélorussie. Donc il n’est pas à exclure qu’une guerre civile entre le Sud et le Nord puisse, à terme, éclater.
En ce qui concerne les autres républiques ex-soviétiques, il faut remarquer une chose importante : c’est la Russie et non pas les États-Unis qui garantie l’intégrité de ces pays. Si leurs dirigeants sympathisent avec Moscou ils n’ont pas de problèmes de séparatisme. C’est le cas du Kazakhstan, de l’Arménie, de la Biélorussie. Par contre, les pays dont les dirigeants sont hostile à la Russie - comme la Moldavie, la Géorgie, l’Ukraine à l’époque de Yuschenko ou l’Azerbaïdjan - sont menacés par le séparatisme. Il suffit qu’ils modifient leur attitude vis-à-vis de Moscou pour que leurs ennuies cessent. Aujourd’hui, il n’y a que Saakachvili qui refuse de comprendre cela et de lutter contre Moscou. C’est ce qui explique que l’intégrité de la Géorgie soit encore menacée, alors que l’Ossétie et l’Abkhazie ont déjà déclaré leur indépendance, par le sécessionnisne de la Mingrélie, de la Svanetie et de la Djavakhétie arménienne.
Je crois que l’inefficacité des révolutions de couleur est maintenant prouvée. Elles n’ont pas réussi à mettre en place des gouvernements stable. De ce point de vue, je crois que la Russie a gagné la lutte d’influence dans l’espace post-soviétique.
Le discours de Vladimir Poutine à Katyn avait-il un sens particulier au niveau géopolitique ? Si tel était le cas, est-ce que l’accident d’avion qui a causé la mort de président de la République de Pologne est de nature à modifier les rapports entre Moscou et Varsovie ?
Concernant Katyn, Poutine avait déjà admis la culpabilité russe. Il n’a fait que se répéter. De son côté, Lech Kaczynsky voulait utiliser l’occasion donnée par l’anniversaire de l’événement pour criminaliser une fois de plus les Russes et les Soviétiques. Pour lui, c’était un prétexte symbolique de la plus grande importance. Symboliquement aussi on ne pouvait pas imaginer un événement démontrant mieux à la majorité des Russe que les Polonais utilisaient les faits du passé dans un but russophobe.
Alors que Poutine s’y était résigné ce sont les forces de la justice immanente qui ont fait leur apparition dans cet extraordinaire accident d’avion. Celui qui voulait humilier encore une fois les Russes est mort par sa propre faute. En même temps dans l’avion tous les représentants de la russophobie la plus extrême qui voyageaient avec Kaczynsky ont été tués. C’est extraordinaire !
J’exclue totalement que Moscou puisse être impliqué dans l’accident. C’est absolument impossible. La réalité, c’est que la justice immanente a été plus forte que la volonté des dirigeants de la Russie qui sont plutôt favorables à un compromis avec l’Occident.
Quant à ce que cela modifie les rapports entre la Pologne et la Russie, c’est possible et cela ne pourra que les améliorer. Encore une fois c’est la justice immanente…
Le 26 mars dernier c’était le dixième anniversaire de l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine. Comment analysez-vous cette décennie ? On avance parfois qu’il y aurait des désaccords entre Vladimir Poutine et Dimitri Medvedev. Est-ce exact et si oui, sur quoi portent-ils ?
Personne ne le sait exactement. Il y a les images et il y a la réalité. Les images donnent à penser que Medvedev est plutôt libéral et que Poutine est plutôt patriote. Mais tout cela n’est pas formellement organisé et les experts se demandent s’il s’agit de différences réelles ou si c’est uniquement du spectacle pour rassurer les Américains.
Il est clair que les États-Unis sont en faveur de Medvedev mais on ne peut pas dire où finit le jeux et où commence la réalité. Poutine seul est légitime aux yeux des masses, et cela à la fois en tant qu’homme et en tant qu’incarnation d’une politique favorable au retour de la Grande Russie.
Quant à juger la décennie de Vladimir Poutine, j’avoue que je suis un peu désenchanté. Poutine a fait, immédiatement après son arrivée au pouvoir, des choses excellentes. Il a sauvé la Russie de l’abîme et maintenu son intégrité.
Tous ce qui a été fait dans les premières années, en 2000-2001, était magnifique et prometteur. Après cela, il a arrêté ses reformes de type eurasistes et il s’est abouché avec des libéraux et l’Occident. Le pire s’est produit suite au 11 septembre, quand il a décidé de soutenir les Américains en Afghanistan. Ce fut une erreur grave. Certes, il a continué de mener une politique plus au moins correcte mais le rythme de ses actions a commencé à poser des problèmes aux patriotes. Le fait de proposer le libéral Medvedev pour lui succéder n’a pas été compris par ceux-ci. On attend que Poutine revienne au pouvoir en 2012, mais certains craignent déjà qu’une fois de plus il ne fasse rien de décisif.
Son bilan est positif mais l’interrègne de Medvedev soulève des question et les doutes quant à ses projets futurs. Il n’a rien changé au climat culturel de la Russie, il n’a pas résolu les graves problèmes sociaux. Il a toléré les libéraux et il n’a pas proposé de recettes alternatives contre la crise. Il n’a pas lutté effectivement contre la corruption. Il s’est comporté plus comme un pragmatique que comme un patriote convaincu.
On sens les premiers indices de désenchantement vis-à-vis de Poutine dans la population, mais dans le même temps, on est face à une absence totale d’alternative, ce qui rend la situation difficile et l’avenir opaque.
On vient d’apprendre que le géant russe du pétrole Lukoïl a stoppé son commerce avec l’Iran, y compris les fournitures d’essence à partir de ses terminaux au Moyen-Orient ainsi que le transport de brut depuis la mer Caspienne jusqu’au port iranien de Neka. Cela n’est sans doute pas une décision neutre… Quelle est donc la position réelle de Moscou dans le dossier du nucléaire iranien ?
Moscou hésite entre un appui ferme à l’Iran et un soutien aux pressions de l’Occident. La Russie veut jouer le rôle d’un pays neutre qui apaise les occidentaux, mais qui s’écarte aussi de l’Iran quand il tente de se doter d’une bombe nucléaire d’une manière trop hâtive. Moscou ne voit pas Téhéran - même doté d’une bombe nucléaire - comme un danger mais il ne veut tout simplement pas être entraîné par l’Iran dans sa confrontation avec l’Occident. Ce sont là des fluctuations et non pas des changements de cours.
2010, sera l’année croisée Franco-Russe. On a, en France, l’impression que Nicolas Sarkozy revient aux fondamentaux de la diplomatie traditionnelle française et entame une rupture géostratégique avec l’atlantisme de ses débuts. Qu’en pense-t-on à Moscou et qu’attend le Kremlin de l’Élysée ?
Bien sur, cette évolution ne peut qu’être appréciée et acceptée d’une manière très favorable.
Il y a ce qui est contingent et ce qui est fondamental. Il y a la logique de l’espace politique, de la géopolitique, dont on ne peut pas se débarrasser. Cette logique oblige la France à défendre les intérêts de l’Europe continentale et à mener une politique tellurocratique. Elle peut s’écarter de ce cours mais elle ne pas s’en libérer sans risque d’être délégitimisée.
J’espère que votre président persistera dans sa nouvelle orientation et que les relations russo-françaises redeviendront de plus en plus chaleureuse ainsi qu’elles l’étaient à l’époque de Jacques Chirac.
Pour conclure, une question sensible en Europe : celle de l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne. Qu’en pense-t-on au Kremlin et vous même qu’en pensez-vous en tant que géopoliticien ?
Le Kremlin est absolument opposé à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne parce que la Russie veut développer des relations stratégique avec une Turquie qui s’éloigne de plus en plus des États-Unis. Les patriotes turques eux-mêmes sont hostile au fait que leur pays intègre l’UE. Quant à moi, je partage la position du Kremlin et des masses patriotiques turques qui craignent de perdre leur identité nationale et culturelle en rejoignant l’Union européenne.