Les Al-Abash, un islam anti-salafiste
À Beyrouth, dans le quartier de Burj Abi Haydar, le 24 août dernier, a éclaté un conflit politico-confessionnel particulièrement violent qui a nécessité le déploiement de l’armée pour séparer les belligérants. Ce qui a rendu l’affaire peu banale c’est que les milices armées qui se sont affrontées – celle des Ahbash et celle du Hezbollah – sont, sur le papier du moins, alliées dans le cadre du Bloc de la résistance et du développement.
Certains analystes ont voulu voir dans cet épisode, qui a fait plusieurs morts, la conséquence d’éventuels désaccords entre la Syrie et l’Iran, puisque les Ahbash sont accusés d’être très proches de Damas, alors que les liens entre le Hezbollah et Téhéran sont notoires. Les protagonistes quant à eux ont nié toute « motivation politique ou communautaire » à cet embrasement que les deux parties ont expliquées comme du à un banal désaccord pour une place de parking ayant dégénéré du fait de la tension nerveuse liée au jeune du ramadan !
Quoiqu’il en soit, ce fait divers meurtrier aura eu au moins un avantage : faire découvrir à nombre d’Occidentaux, qui ignoraient jusqu’alors son existence, l’Association des projets de bienfaisance islamique, plus communément désignée comme al-Ahbash ou al-Habashiyyin (« les Éthiopiens » du fait de l’origine ethnique de son fondateur), un groupe politico-religieux, qui vise à coordonner, au niveau mondial, la résistance des tariqa soufies à l’islamisme wahhabite.
Pour une bonne compréhension de cette page, rappelons que le wahhabisme est un courant islamique fondamentaliste, créé vers 1745 par Mohammed ibn Abd el-Wahhâb, qui considère comme non musulmane toute pratique religieuse que l’on ne peut directement rattacher au Coran ou aux Hadiths. Mouvement missionnaire dès son origine, le wahhabisme fut considéré comme une secte nuisible, et dénoncé comme tel, par la quasi-totalité des musulmans de sa création à 1932. Ce n’est que la fondation, à cette date avec le soutien de la Grande-Bretagne et des États-Unis, de l’Arabie saoudite dont les souverains appartiennent à ce courant religieux, qui lui permit d’être reconnu comme une composante orthodoxe de l’islam. La crise pétrolière des années 1970 et la prise de contrôle progressive, à la même période, de l’Aramco par l’État saoudien eurent pour conséquence un enrichissement inimaginable de la monarchie wahhabite. Elle put alors consacrer une part importante de ses revenus (on parle de dépenses de l’ordre de 87 billions de dollars) pour propager sa vision de la foi dans la totalité de l’oumma et éradiquer, dans la mesure du possible, les conceptions de l’islam les plus opposées à la sienne, dont le soufisme qui, avec son culte des saints et ses élans mystiques, est quasiment assimilé par elle à un paganisme.
Or, dès le début des années 1940, en Éthiopie, un jeune imam du nom d’Abdallah al-Shibi, rattaché à une tariqa soufie, décida de défendre les croyance du petit peuple qui fréquentait sa mosquée et de s’opposer manu militari aux missionnaires wahhabites. Il le fit avec une telle fougue que ce fut la cause de troubles et que le gouvernement d’Haïlé Sélassié l’emprisonna quelque temps avant de l’obliger à s’exiler. Installé en Syrie, il se rattacha aux tariqa locale et continua, par l’écrit et la parole, son combat contre le wahhabisme. Il recueillit une audience particulière au Liban, où ses disciples élaborèrent pour contrer la montée en puissance de l’islam radical une stratégie en quatre points : prise de contrôle de réseaux de mosquées ; création d’une force médiatique conséquente (dont durant quelque temps une chaîne de télévision) ; mobilisation de la jeunesse et des femmes par la création d’école et de multiples associations allant des clubs sportifs aux cours de couture ou de poterie en passant par des troupes de théatre, et engagement politique.
Ce dernier les conduisit à soutenir les gouvernements du Machrek les plus hostiles à l’islamisme comme la Jordanie et surtout la Syrie, à laquelle les Ahbash se lièrent étroitement, et à s’intégrer dans le jeu politique libanais en présentant des candidats aux élections et en entrant dans des coalitions électorales avec tous ceux hostiles aux salafistes y compris les partis chiites et maronites.
Au milieu des années 1990, les Ahbash entreprirent de se donner une dimension internationale en menant des actions missionnaires dans les pays où l’immigration musulmane est forte. De ce fait, ils sont maintenant présents dans une douzaines de nations occidentales dont la France.
Dans notre pays, l’Association des projets de bienfaisance islamique, outre une mosquée rue Calvé dans le XVIIIème arrondissement de Paris, compte des cercles dans une grosse dizaines de villes où ses membres se présentent comme le fer de lance de l’opposition musulmane au groupes se réclamant du jihadisme salafiste et à ceux qui s’inscrivent dans la mouvance des Frères musulmans. Un positionnement qui n’est guère fait pour les rendre populaires et qui fait que les accusations d’hétérodoxie pleuvent sur eux. Si elles peuvent nuire à leur image parmi la jeunesse des banlieues dont la connaissance de l’islam est basique, les Ahbash n’en ont cure car ce ne sont pas ceux-ci que leur prédiction vise, mais les classes moyennes sunnites qui refusent la violence et qui acceptent le principe du pluralisme confessionnel. Cela devrait faire d’eux à terme, au même titre que la tariqa alâwiyya de Khaled Bentounes (voir Flash n° 22), un interlocuteur privilégié de tous ceux qui souhaitent voir sur notre sol la naissance d’un islam français respectueux des valeurs de la République.