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“Fahrenheit 451” : l’inutile flambée
Martin Schwartz |
Politique
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« Emportez jusqu’à 1 400 livres sans effort », dit la publicité pour une liseuse numérique. Quel est l’intérêt de la performance ? On se déplace avec les quelques ouvrages nécessaires à un travail en cours, avec deux trois ouvrages choisis pour un séjour. 1 400 livres ? Ça sent l’enflure intellectuelle, le surpoids littéraire. Autant dire : 635 kg, le poids de Walter Hudson, un obèse des années 1880. « Se lit comme un livre papier, même en plein soleil », continue la publicité. Le dernier homme qui a lu un livre en plein soleil a lu le livre suivant en braille. « Plus léger qu’un livre de poche », achève-t-elle. Et le plaisir de lire un livre léger co mme un livre de poche, ou beaucoup plus lourd, pesant de toutes ses pages ou de son papier ? Publicité exemplaire : elle vante un appareil manifestement conçu en dépit du bon sens, du plaisir et du confort. A qui s’adresse-t-elle sinon à des non-lecteurs ? Le fabricant n’est pas un sot.
La preuve, les liseuses numériques se vendent. Aux Etats-Unis, l’édition « immatérielle » est de plus en plus prisée. Une étude compte qu’un Américain sur cinq a lu un « e-livre » en 2011 (1). Le passage du papier au numérique est-il anodin ? Ce qui laisse penser que la liseuse n’est pas l’équivalent du livre, c’est – outre le fait que les préoccupations des ingénieurs qui l’ont conçue trahissent leur méconnaissance des conditions pratiques de la lecture – c’est qu’un écran de plus s’impose dans notre intérieur, à l’encontre de notre intériorité. La culture de l’écran est invasive, agressive, débilitante. A cette culture dans son ensemble est applicable l’analyse qui portait uniqu ement sur la télévision, écrite par Jules Monnerot en 1970 (2). L’écran est pour une part incompatible avec le livre. Le Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ne dit pas autre chose. Le monde qu’il y décrit (le roman date de 1953), celui de l’écran roi, est le nôtre, non que la fiction se montre particulièrement précise en matière de détails techniques mais parce que cette royauté – despotisme serait plus juste –, nous la constatons.
Dans la société de Fahrenheit 451, les intérieurs sont équipés d’écrans de la taille des murs. Mildred, la femme de Montag (le pompier mal dans sa peau), rêve d’acheter le quatrième écran qui achèvera le salon. Ces écrans diffusent en permanence des films et des émissions. A moins que la personne n’ait la volonté de l’éteindre. Cela demanderait un geste héroïque, une victoire sur la passivité à laquelle invite l’écran, d’autant que les films sont interactifs, qu’un programme donne l’illusion que le présentateur prononce votre prénom, s’adresse à vous personnellement, et que divers personnages apparaissent qui constituent « la famille ». L’invasion d’images est complétée par une invasion s onore qui prend le relais, grâce aux oreillettes : « Et dans ses oreilles les petits Coquillages, les radios-dés bien enfoncés, et un océan électronique de bruit, de musique et de paroles et de musique et de paroles, battant sans cesse le rivage de son esprit toujours éveillé. » Tout est ordonné pour que l’esprit soit continuellement distrait.
Fahrenheit 451 est souvent résumé ainsi : les pompiers brûlent les livres pour qu’ils disparaissent. Ce n’est pas exact. L’histoire de Montag se situe à un moment où les pompiers n’ont presque rien à brûler, que les bibliothèques d’irréductibles et rares lecteurs dénoncés.
Le professeur Faber est un de ces irréductibles. Il y a cinquante ans, il enseignait à l’université. « C’était l’année où, entamant un nouveau semestre, je n’ai trouvé qu’un seul étudiant pour suivre mon cours sur “Le théâtre d’Eschyle à O’Neill”. » Fiction ? Il y a vingt ans, j’ai entendu une étudiante répondre à un professeur de littérature comparée qui l’interrogeait, à la rentrée, sur ses motivations quant au choix de cette option – un cours sur la tragédie – : « Je voulais prendre l’option basket mais je m’y suis prise trop tard. » Je n’oublierai pas le visage du professeur, qui avait fui le communisme roumain – mais où fuir la sottise ? On rapprochera cette attitude de celle des étudiants du film Les invasions barbares, lorsqu’ils apprennent que leur professeur malade ne terminera pas l’année (3). Revenons au professeur Faber. « Je me souviens des journaux qui mouraient comme des papillons géants. On n’en voulait plus. Ça ne manquait plus à personne. » Les étudiants incultes, nous y sommes, les journaux qui meurent, nous y sommes. Et cette précision qui relativise l’action des pompiers : « Les gens ont d’eux-mêmes cessé de lire. » Nous y sommes aussi. Les appartements sans livres sont de plus en plus fréquents. Question ameublement, la difficulté à trouver des modèles de bibliothèques variés, ou simplement pratiques, confirme également la lente disparition du livre.
Certes, la rentrée littéraire accouche de trois cents romans environ. Il est connu qu’il entre dans cette surproduction un calcul éditorial, la chance que dans le nombre quelques livres connaissent un succès formidable. La démarche est statistique, non pas littéraire. Cette pléthore est prolifération, mauvais signe.
Au pompier Montag, deux personnes expliquent le monde. Le professeur Faber, côté bibliothèque secrète, son supérieur le capitaine Beatty, côté lance-flammes officiel. Les explications de Beatty ne sont pas moins intéressantes que celles du professeur. « Tout ça n’est pas venu d’en haut. Il n’y a pas eu de décret, de déclaration, de censure au départ, non ! La technologie, l’exploitation de la masse, la pression des minorités, et le tour était joué, Dieu merci. » Comme nous avons renvoyé à Monnerot concernant la technologie, nous pouvons renvoyer, en ce qui concerne la pression des minorités, à sa description de l’autocensure. « A présent, explique Beatty, prenons les minorités dans notre civilisation, d’accord ? Plus la population est grande, plus les minorités sont nombreuses. N’allons surtout pas marcher sur les pieds des amis des chiens, amis des chats, docteurs, avocats, commerçants, patrons, mormons, baptistes, unitariens, Chinois de la seconde génération, Suédois, Italiens, Allemands, Texans, habitants de Brooklyn, Irlandais, natifs de l’Oregon ou de Mexico. (…) Auteurs pleins de pensées mauvaises, bloquez vos machines à écrire. Ils l’ont fait. Les magazines sont devenus un aimable salmigondis de tapioca à la vanille. » Dans notre société, on aide l’autocensure par des lois antiracistes qui hâtent et facilitent le processus, le Plan national d’action contre le racisme et l’antisémitisme 2012-2014 est prévu pour lutter contre les « discriminations ». Dans la société de Fahrenheit 451, on aide aussi à former une société telle qu’on la veut. « Nous ne naissons pas libres et égaux, comme le proclame l a Constitution, on nous rend égaux. Chaque homme doit être l’image de l’autre, comme ça tout le monde est content ; plus de montagnes pour les intimider, leur donner un point de comparaison. » Pour ce faire – la concrétisation d’un égalitarisme absolu qui passe par un nivellement intellectuel total – rien de mieux que la scolarisation précoce, et là ce pourrait être notre Président qui s’exprime : « Le milieu familial peut défaire beaucoup de ce qu’on essaie de faire à l’école. C’est pourquoi on a abaissé progressivement l’âge du jardin d’enfants et qu’on prend maintenant les gosses pratiquement au berceau. »
« Les gens ont d’eux-mêmes cessé de lire. » L’invasion de l’écran est une raison, l’illettrisme programmé de l’Education nationale en est une autre. Quel meilleur rendement que d’opposer un écran facile à un livre dont on a rendu l’accès difficile ? La proportion d’enfants qui déchiffrent en 6e alors qu’ils devraient lire couramment depuis le cours préparatoire augmente. Comment leur reprocher de ne pas aimer lire, vu qu’ils n’y trouvent aucun plaisir ? Ils sont formés tout au plus à relever des informations dans un texte, pas pour l’analyser, ni pour le comprendre, ni même le goûter. Victoire de l’information ! « Proposez, démontre Beatty à Montag, des concou rs où l’on gagne en se souvenant des paroles de quelque chanson populaire, du nom de la capitale de tel ou tel Etat ou de la quantité de maïs récoltée dans l’Iowa l’année précédente (4). Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de “faits”, qu’ils se sentent gavés, mais absolument “brillants” côté information. Ils auront alors l’impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du surplace. » La victoire de l’information sur l’analyse et le commentaire est réalisée dans la société de Fahrenheit 451, elle l’est aussi dans la nôtre – voyez la conversation « Information et commentaire » des Dialogues du Pavillon bleu (5). Le pompier Montag, lorsqu’il ouvre des livres qu’il a volés parce que la question le tracasse, et les lit, et les fait lire à sa femme, est dans le cas d’un élève de 6e actuel : « Pauvre Millie, songea-t-il. Pauvre Montag, pour toi aussi c’est du chinois. Mais où trouver de l’aide, où trouver un guide si tard ? » Ici est la donnée la moins réaliste du roman : Montag vaincra rapidement, aisément son illettrisme. La réalité est tout autre, on peut remédier à l’illettrisme d’un adulte mais en partie seulement ; devant un texte littéraire ou complexe, l’illettrisme est quasi irrémédiable.
Un homme devant la montre d’un libraire. Elle est remplie de livres dont les couvertures disent la crise et la mort de l’écrit, l’inutilité de la littérature. C’est un dessin de Sempé. Mon article relève-t-il du même syndrome ? Les chiffres sont là : une liseuse qui contient 1 400 livres, un quart des élèves de 6e en difficulté. Les pompiers sont inutiles, les 451° Fahrenheit – ce sont 232,77° Celsius, le thermostat 8 de la ménagère – deviennent l’inutile flambée. Rapprochons d’autres chiffres : ceux de la crémation, 0,4 % en France en 1977, 31 % en 2011. Le pompier Beatty lui-même fait le parallèle avec les livres : « Les enterrements sont tristes et païe ns ? Eliminons-les également. Cinq minutes après sa mort, une personne est en route vers la Grande Cheminée, les Incinérateurs desservis par hélicoptère dans tout le pays. Dix minutes après sa mort, l’homme n’est plus qu’un grain de poussière noire. N’épiloguons pas sur les individus à coups de memoriam. Oublions-les. Brûlons-les, brûlons tout. Le feu est clair, le feu est propre. »
Article extrait du n° 7609 du quotidien Présent du Samedi 26 mai 2012
(1) Etude de l’Institut Pew, publiée début avril 2012.
(2) « Télévision, naissance d’un pouvoir », repris dans Inquisitions, Corti, 1974.
(3) Film de Denys Arcand, 2003. Le professeur est joué par Rémy Girard.
(4) Voilà « N’oubliez pas les paroles » et « Questions pour un champion ».
(5) Par Jean Madiran, éd. Via Romana.
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