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6 juin 2004 : Les mots et les actes : Occupation, résistance, libération, terreur…
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02/06/04 |
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11.36 t.u. |
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Jacques Marlaud |
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Le libérateur
Reste un concept équivoque à examiner : celui de " libération ". La liberté, au sens antique du mot, est indissociable de l’appartenance à une politie, à une cité libre. Elle se perd lors d’une guerre malheureuse dont la légendaire guerre de Troie fournit le prototype. Les nations vaincues payent toujours le prix de la défaite par l’esclavage (passé de mode en Occident), la soumission, la perte ou l’amoindrissement de leur souveraineté, donc de leurs authentiques libertés, par le tribut de guerre qui ruine leur économie. La défaite se paie aussi par cette intériorisation de l’échec, sorte d’humiliation culpabilisante qui encombre encore longtemps les esprits et se traduit par des réactions excessives comme le désir fanatique de revanche ou son contraire, l’auto-accusation qui mène au refus d’assumer sa propre identité, celle de son peuple et de son histoire, encourage la fuite dans les utopies pacifistes. L’ultra-nationalisme des Français après la défaite de 1870 et celui des Allemands tributaires du traité de Versailles, qui ont longtemps retardé la réconciliation inter-européenne, en sont issus. Tout comme en proviennent aussi l’adoration béate du vainqueur, l’imitation servile de ses modes, mythes, images, produits culturels (ou sous-culturels), comme ce fut le cas pour de nombreux Européens de l’ouest, surtout allemands, jusqu’à une période récente dont les américanophiles ont la nostalgie. Comme c’est le cas, hélas, pour de nombreux Européens de l’est qui, de peur de perdre leur liberté à peine recouvrée, sont prêts à la céder au nouveau tyran, armé de dollars et de technologie de pointe, qui se dit prêt à les défendre (contre qui, au fait ?).
Dans l’histoire des idées, le concept de libération relève de la sociologie de la révolution . Jules Monnerot perçoit une " continuité des apocalypses juives qui florissaient " vers le temps de Jésus " jusqu’aux sectes de la révolution anglaise, et continuité des sectes de la révolution anglaise à la révolution russe. "*12. Cette continuité, fondée sur la volonté de rédemption ou de transformation du monde, trouve son prolongement dans les idéologies libertaires et pacifistes, mais aussi dans l’utopie libérale : la rédemption par la mise aux normes mondiales du tout-économique, le grand marché totalitaire euphémisé en " mondialisation ", dans la mesure où il est supposé abolir les rivalités politiques et le phénomène de la domination considérés comme le reliquat d’une époque barbare.
Dans le même ordre d’idées, la dérisoire surenchère " libérationiste " (libération sexuelle, libération de la femme, des jeunes, des animaux, etc.) à laquelle se sont livrés divers clans intellectuels dans le sillage des révoltes soixantehuitardes, n’est qu’un bruyant détournement d’enjeux qui cache le recul constant des libertés authentiques, la soumission aux nouveaux pouvoirs économiques, politiques, médiatiques toujours plus envahissants et l’avachissement conformiste de nos élites culturelles incapables ou peu désireuses de se colleter avec les vrais enjeux du siècle. Pour résumer ce point de vue, disons que la liberté, par contraste avec le spectacle toujours renouvelé de la libération que l’on continue de nous monter dans divers registres (libération des Kosovars, des Irakiens, des femmes afghanes, des fillettes musulmanes voilées…), est une qualité de vie et de pensée qui se fait rare, tout comme son porteur, l’homme libre.
Est-il un seul exemple, dans l’histoire du monde, d’un libérateur venu tout armé de l’extérieur, invité ou non, qui ne se soit comporté, s’il en a eu le pouvoir, en conquérant, puis en tyran ? Napoléon voulait vraiment délivrer l’Europe des tyrans. Pourtant, une fois dissipé le capital d’admiration et de sympathie dont jouissait le brillant général en chef fait empereur (Goethe et Beethoven, entre autres, s’en sont fait l’écho), le souvenir qu’a laissé l’irruption française en Allemagne, en Russie, en Espagne… est celui d’une conquête, d’une domination, d’une oppression cruelles et dévastatrices contre lesquelles tout acte de résistance, quels qu’en fussent les moyens, était justifié aux yeux des peuples opprimés. De semblable façon, en 1941-42, lors de l’opération Barbarossa, les armées de la coalition hitlérienne ont été initialement bien accueillies par de nombreux Ukrainiens, Biélorusses, Baltes et Russes, heureux de secouer le joug de la tyrannie léniniste et stalinienne qui avait décimé leurs populations par la famine, l’emprisonnement et les massacres. Mais l’idylle fut éphémère. Même déception pour les révolutions russe et chinoise qui ont soulevé d’immenses espoirs et armé d’innombrables bras révoltés à travers le monde pour finir écrasées dans les goulags staliniens, broyées par la révolution culturelle maoiste et rejetées comme un symbole d’oppression par ceux-là même qu’elles prétendaient libérer.
La libération symbolisée par l’opération Overlord entamée le 6 juin 1944 ne fait pas exception à la règle, malgré la ferveur consensuelle dont l’entourent les commémorations officielles. Cette année, pour la première fois, visite du Chancelier oblige, un journal télévisé de vingt heures a montré des alignements de tombes en rappelant que le plus grands des cimetières militaires étrangers en Normandie n’était pas américain mais allemand. Un autre commentaire rappelait que les tapis de bombes anglo-américaines sur les villes pendant la période qui a immédiatement précédé et succédé au débarquement ont tué plus de cinquante mille civils français. Au même moment, outre-Rhin, on ose enfin présenter dans des grands médias*13 l’horreur criminelle des bombardements massifs de populations civiles qui firent plus de six cent mille morts, principalement des femmes, des enfants et des vieillards. On précise que cette stratégie d’extermination des non-combattants fut décidée intentionnellement par les chefs de gouvernement alliés dans le but de faire un maximum de victimes, croyant à tort hâter ainsi la reddition de l’ennemi. Aucun tribunal pénal international ne jugera jamais ces criminels-là. Aucun Picasso n’a exposé à New York tous ces Guernica à la puissance dix. À la peine de sa défaite, de l’humiliation et des morts, s’ajoute pour le vaincu la double peine de se voir refuser le statut de victime que d’autres, en face, revendiquaient haut et fort. Si l’on en juge par le traitement réservé par l’occupant en ce moment même aux Serbes (surtout au Kosovo), aux Afghans, aux Irakiens et aux Palestiniens par leurs vainqueurs, rien n’a vraiment changé à cet égard.
La libération, " qui ne fut pas celle de tout le monde ", disait Sacha Guitry pendant son bref séjour en prison pour sa prétendue collaboration artistique, a fait bien d’autres victimes directes, collectives ou individuelles, en fermant les yeux sur les règlements de compte odieux, les viols et les assassinats par milliers, en chassant de leurs terres ancestrales des millions de personnes, en en déportant des centaines de milliers d’autres vers les bagnes de Sibérie où très peu ont survécu. Mais ses effets géopolitiques, suite au partage de Yalta, ont eu des conséquences beaucoup plus graves et durables pour les Européens. C’est cette " libération " qui institua la division du continent en deux grandes zones d’occupation et d’influence. Américanisation d’un côté, soviétisation de l’autre. Être Européen, purement et simplement, librement, n’était plus possible que tout à fait subsidiairement, en tant que supplétif politique, militaire, culturel de la grande Amérique ou du camp soviétique.
Mais aujourd’hui, alors que l’un des deux occupants s’est largement retiré des terres conquises, l’autre non seulement maintient mais renforce sa présence sur le sol de l’Europe.*14 Alors que la Russie post-communiste a pratiquement renoncé à toute ingérence hors de ses frontières ou de leur voisinage immédiat, les États-Unis se sont lancés dans une vaste campagne d’interventions militaires et diplomatiques dans le but avoué de maintenir une hégémonie incontestable sur le reste du monde y compris l’Europe.
Cessons de légitimer les États-Unis : rejoignons la résistance !
Dans ces conditions, la présence du chancelier allemand et du président français au côté du président étatsunien le 6 juin autour du thème de la libération de l’Europe est non seulement une indigne mascarade mais l’énoncé d’un mensonge flagrant, car l’Europe
—n’est pas libérée des forces américaines d’occupation sur son propre sol ;
—reste divisée contre elle-même du fait de l’influence indue des États-Unis à l’intérieur de ses frontières et de leurs intrigues vis-à-vis des nouveaux membres de l’Union européenne ;
—n’ose pas assumer sa puissance potentielle et ses responsabilités internationales pour contrer le néo-impérialisme agressif des États-Unis.
Pour recouvrer sa dignité, sa liberté, sa souveraineté, l’Europe doit se débarrasser une fois pour toutes de cette tutelle funeste, cesser de revendiquer l’assistanat à sa propre libération comme un titre de gloire, appeler un occupant par son nom, en Irak, en Palestine mais aussi en Europe et entrer en résistance contre le nouveau système de domination planétaire qui nous est imposé sous prétexte de combattre un péril terroriste largement surfait et souvent manipulé. Un nouvel appel du 18 juin est indispensable. Qui dans notre personnel politique aura la fibre d’un homme d’État pour le lancer vers nos peuples qui ont montré, en manifestant par millions contre l’attaque de l’Irak, qu’ils étaient prêts à l’entendre et à y répondre ?
Dans son dernier livre, le politologue américain Robert Kagan constate :
" C’est là que réside le tragique de l’histoire. Pour s’attaquer aux menaces qui pèsent sur la planète, les Américains ont besoin d’une légitimité que l’Europe seule peut apporter. Mais il n’est pas du tout sûr que les Européens répondent à cette attente. *15
Nous avons pu constater chaque jour, impuissants, ce que les mensonges sur de prétendues armes de destruction massive et le danger du terrorisme islamique ont permis grâce à notre crédulité, à notre complicité, même réticente. Des pays sont bombardés, envahis, pillés, affamés, détruits. Des prisonniers sont sadiquement torturés. En Irak comme en Afghanistan, les bombes américaines ont tué plus de civils que l’attentat du 11 septembre à New York. En Irak, des dizaines de civils sont tués chaque semaine. D’autres sont jetés sur les routes par milliers, proies faciles pour les trafiquants, les proxénètes et les passeurs qui s’abattent sur ces pays dévastés. Le chaos s’aggrave dans toute la région et une nouvelle menace plane sur l’approvisionnement énergétique du monde.
Cessons volontairement de légitimer les guerres scélérates des États-Unis ! A Nadjaf, à Kerbala, à Falloudja, à Bagdad comme en Palestine, des petits groupes de résistants courageux tiennent en échec la plus puissante machine de guerre de la planète. Sont-ils des terroristes ? Peut-être, mais la terreur vient d’abord de ceux qui bombardent des innocents, torturent des prisonniers, détruisent les logements, polluent le pays pour les siècles à venir avec leurs armes contenant de l’uranium appauvri ou des explosifs à fragmentation (anti-personnel). On peut ne pas partager les idées d’un Moqtada al Sadr et de ses émules régionales tout en respectant sa ténacité, son courage. Il succombera sans doute mais nous savons, et les étatsuniens savent aussi, que d’autres prendront la relève pour l’honneur de l’Irak occupé. Si le mot " résistance " doit encore signifier quelque chose chez nous, c’est peut-être le moment de nous demander où sont les fronts de résistance aujourd’hui contre la machine à broyer les peuples libres. Le moment de choisir notre camp et de libérer enfin notre continent, nos peuples et notre culture de ceux qui persistent à les coloniser, à les maintenir dans la dépendance.
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