Alors que compagnies aériennes & armées de l’Air font leurs courses bi-annuelles au Bourget, business is business, le Grand jeu se poursuit en l’Orient compliqué cher au général. Au point qu’Américains & Iraniens, par proxies interposés surtout, se retrouvent face-à-face dans un mouchoir de poche. Quant à Poutine, il endosse, volens nolens, la tunique austère de Fabius Cunctator1 tentant d’empêcher que les deux autres (Russes & Iraniens) n’en viennent plus directement aux mains…
Q.Dites-moi, sur les fronts du djihâd, qui avance et vers où ?
Jacques Borde. En fait, un peu tout le monde progresse. La vraie question serait plutôt qui avance et face à qui ? Le côté positif est que Al-Dawla al Islāmiyya fi al-Irāq wa al-Chām (DA’ECH)2, recule sur tous les fronts. Au Levant, du moins…
Q. Au Levant, du moins ! Que voulez-vous dire au juste…
Jacques Borde. Simplement ceci : que l’autre vrai problème à prendre en compte reste, encore et toujours, de savoir à partir de quand les vieux Européens que nous sommes prendrons conscience qu’à côté des fronts de djihad d’Afrique et du Levant existe un front de djihâd européen. Ce que font, désormais, nos amis américains, à propos de leur propre front intérieur.
Q. Franchement, vous considérez que les Américains progressent ?
Jacques Borde. Ou, indubitablement, les choses avancent. Même s’il y a des choix discutables…
Q. Lesquels ?
Jacques Borde. Cette idée qui vient des vieux briscards du Pentagone qui gèrent la question de la terreur takfirî au travers du prisme dépassé de la Guerre froide. Et qui fait qu’ils traitent encore les Russes – et, par là, leurs alliés et proxies – comme des ennemis. Potentiels ou avérés, c’est selon.
Q. Comment et pourquoi l’administration Trump garde-t-elle une aussi vieille grille de lecture ?
Jacques Borde. Oh, pour plusieurs raisons en fait :
1- la première est, bien que peu avouable, est qu’on préfère souvent ce que l’on connaît le mieux et dont on a, par la forces des chose, un usage dont il n’est pas si commode de se défaire. Vous parlez de grille de lecture. C’est un peu ça, l’administration Trump garde ses vieilles lunettes parce que, pour la plupart de ses membres, elle en a tellement l’habitude qu’elle préfère les garder sur le nez que d’en changer. Et ce même si sa vue, internationale, a passablement évolué.
2- c’est aussi la faute du monde arabe….
Q. Et il a quoi votre monde arabe ?
Jacques Borde. Qu’il n’est pas très facile (gardons l’image des lunettes) d’en distinguer les contours. Les formes géostratégiques qu’il offre sont, souvent, floues et changeantes. Prenez le Qatar et ce dont on l’accuse en ce moment. Vu de loin (les lunettes toujours) « notamment au sujet des Frères musulmans et de l’organisation palestinienne qui les représente, le Hamas », comme l’a souligné Scarlett Haddad dans L’Orient-Le Jour, comment voulez-vous que Trump et les siens y voient si clair que ça ? Car oui :
1- le Qatar soutient bien le Hamas ;
2- le Jamiat al-Ikhwan al-Muslimin3, a bien fait le choix du Hamas, comme proxy ;
3- le Qatar, lui aussi, est en partenariat géostratégique (si je puis dire) avec les Frérots.
Au passage, si vous empruntez la voie étroite de ce prisme, vu de Washington, il y a une certaine logique à mettre dans le même sac Téhéran, Doha et l‘Ikhwan qui, tous trois, soutiennent le Harakat al-Muqâwama al-‘islâmiya (Hamas)4.
Q. Pas un peu simpliste tout ça ?
Jacques Borde. Oui et non. Tout un chacun finit par voir midi à sa porte. Le tout c’est de savoir les limites qu’on pose à ses engagements…
Q. Comment analysez les tirs de missiles balistiques de moyenne portée effectués par l’armée iranienne contre DA’ECH ?
Jacques Borde. Cette montée aux extrêmes (au sens clausewitzien du terme, bien sûr), car c’est de cela qu’il s’agit, répond à plusieurs exigences :
1- d’abord, selon le communiqué officiel, cette frappe était une des ripostes à l’attentat du 7 juin 2017 à Téhéran qui a fait 18 morts et 50 blessés.
2- ensuite, frapper aussi durement que possible Al-Dawla al Islāmiyya fi al-Irāq wa al-Chām (DA’ECH) est dans l’ordre des chose : Krieg ist krieg ;
3- au moment où la tension ne cesse monter avec Riyad et Washington, en effectuant leurs tirs depuis les provinces iraniennes de Kermanshah et du Kurdistan contre des cibles à proximité de Deir ez-Zor, c’est-à-dire à 500-700 km de là, les Iraniens ont montré qu’ils avaient une certaine allonge ;
4- indirectement, les Iraniens font un petit coucou aux Russes. Russes dont les atermoiements à propos de leur bulle protectrice (sic) et leurs S-300 et S-400, qui n’ont toujours pas empêché le plus petit raid coalisé et/ou israélien, commencent à lasser. Les Iraniens montrent deux choses : a) eux aussi ont des missiles ; b) contrairement à l’allié (sic) russe, ils ont les cojones de s’en servir ;
5- le message s’adresse aussi, voire principalement, à l’administration Trump : les avancées des Américains et de leur allié (Bagdad, mais qui est aussi celui de Téhéran, d’où l’importance du message) et de leurs proxies, ne doivent pas faire oublier les ambitions régionales de l’Iran..
6- au moment où l‘Al-Jayš al-’Arabī as-Sūrī (AAS)5 progresse sensiblement (sans beaucoup d’aide russe, ou pas beaucoup plus que d’habitude) et que le monde chî’îte est en mouvement notamment à Mossoul, l’Iran montre sa force.
Q. Et pourquoi maintenant ?
Jacques Borde. Parce que le moment est venu de rappeler aux Américains qu’ils ne sont pas les seuls à pouvoir frapper loin et fort !
Pourquoi maintenant ? Parce que comme l’a écrit la revue en ligne Vzgliad. « La résistance chî’îte de l’Irak a connu son propre ‘Jour de l’Elbe’ avec les troupes d’Assad à la frontière, et l’Iran a soudainement utilisé des missiles de croisière contre DA’ECH. Le Pentagone est pris au dépourvu ».
Ou, pour le moins, averti…
Sinon, ça n’est pas l‘Artesh (l’armée) mais le Sêpah-é Pâsdâran-é Enqelâb-é Eslâmi6 qui a conduit ces frappes.
Q. Jour de l’Elbe, vous pouvez préciser ?
Jacques Borde. Le terme désigne à la fin de la 2ème Guerre mondiale, la journée du 25 avril 1945, date à laquelle les troupes américaines (venant de l’ouest) firent jonction avec les Soviétiques (venant de l’est), près de la ville allemande de Torgau sise sur les bords de l’Elbe. Ce jour-là le Front de l’Ouest rejoignait le Front de l’Est.
Q. puisque nous parlons de jonction. Où en sommes-nous à la frontière syro-irakienne ?
Jacques Borde. On s’en rapproche de plus en plus. D’où l’intérêt à montrer aux Américains l’exaspération de l’Iran quant aux frappes aériennes que conduit la coalition pro-US contre les troupes de l’AAS et les milices pro-iraniennes.
Sur cette partie du front chî’îte, le Hachd al-Chaabi (PMU)7 a occupé derrière la ville d’al-Rutba le poste frontalier al-Walid où il a fais sa jonction les forces régulières syriennes.
Q. On en est sûr ?
Jacques Borde. Oui. Les premières images de fraternisation entre chî’îtes irakiens et soldats syriens ont été diffusées par la chaîne Al-Alam, ce qui montre, ou plutôt confirme, deux choses :
1- le tropisme idéologique des groupes chî’îtes envers Téhéran. Et ce aussi bien en Irak qu’en Syrie ;
2- L’établissement d’une communication routière directe entre Damas et Bagdad. Ce qui, au passage, est une très bonne nouvelle pour les habitants.
Q. Pensez-vous que Syriens et Américains finiront par s’affronter ?
Jacques Borde. Le risque est réel, en tout cas.
Politico est revenu sur les propos de l’ancien ambassadeur US à Damas, Robert S. Ford8, qui a appelé l’administration Trump à ne pas s’aventurer militairement en Syrie. « Les combats terrestres d’envergure que mènent l’armée syrienne et son allié iranien prouvent que Damas n’accepterait pas si facilement que l’Est syrien soit placé sous un protectorat et que ce soit l’Amérique qui en tienne les commandes ».
Q. Pas nouvelle cette hostilité, en tout cas ?
Jacques Borde. Oui, l’hostilité n’est pas nouvelle entre ces acteurs du Grand jeu au Levant. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est ces gens se retrouvent, eux et leurs proxies, à se regarder dans le blanc des yeux. Et dans un mouchoir de poche, qui plus est.
Comme l’a écrit Politico, « La présence des Iraniens, des Kurdes, de la Turquie et des États-Unis en Syrie a créé une situation unique. Jamais la Syrie n’a été témoin de la présence simultanée d’autant de forces aux intérêts divergents. Cette situation pourrait déraper à tout moment et déboucher sur une nouvelle guerre aux dimensions régionales et internationales. Trump ne devrait pas oublier une chose : la Syrie a le dessus dans la guerre qui se déroule en Syrie. Il pourrait peut-être tenter d’éloigner la Russie de l’Iran, mais la tâche relève presque de l’impossible au regard de l’alliance très solide qui s’est tissée entre Moscou et Téhéran ».
Et, encore une fois, je vous le répète le vrai meneur de bal face à Washington, c’est Téhéran pas Moscou. Qui n’a qu’une peur : avoir à lever la main sur de vrais Américains…
Notes
1 Quintus Fabius Maximus Verrucosus (le Verruqueux) dit Cunctator (le Temporisateur), homme politique et militaire romain, né à Rome vers 275 av. J.-C. et mort à Rome en 203 av. J.-C. Le Sénat le nomme dictateur en 217 av. J.-C. après le désastre du Lac Trasimène en juin. Conscient de son manque de moyens, Fabius harcèle Hannibal sans l’attaquer directement, cherchant à l’épuiser dans une guerre d’usure, refusant systématiquement le combat. Une stratégie qui lui vaut son surnom.
2 Ou ÉIIL pour Émirat islamique en Irak & au Levant.
3 Ou Association de la Confrérie des musulmans, autrement dit les Frères musulmans (FM).
4 Ou Mouvement de résistance islamique, en français. L’acronyme signifie également zèle en arabe.
5 Armée arabe syrienne.
6 Corps des Gardiens de la révolution islamique.
7 Ou Popular Mobilisation Unit/Unité de mobilisation populaire.
8 Pourtant très hostile à Damas.
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1 Commentaire sur "Damas, Téhéran & Bagdad vers leur Jour de l’Elbe"
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