La Turquie, la Méditerranée et l’Europe (1987)
Introduction
La géopolitique a bon dos, large dos.
Le terme est à la mode, même chez les littéraires, et les pisseurs de copie en usent et abusent. Il me semble indispensable de préciser d’emblée ce qu’est pour moi la géopolitique, à quoi elle est utile, pourquoi elle est indispensable. Dans la mesure où elle prétend être une science son usage doit être universellement indifférent et commun. La chimie, la physique, la mécanique, la biologie – et cent autres sciences – sont rigoureusement universelles et partagées par tous. Il n’existe pas de mécanique japonaise, de physique anglaise, de médecine allemande. Toutes les sciences sont crées et développées par l’élite de l’espèce humaine de Tokyo à Madrid, de Frankfort à San Francisco, de Moscou à Londres. Créées par tous, utilisées par tous. La science est fondamentalement cosmopolite; c’est ce qui fait sa grandeur. Il faut pénétrer dans le monde des superstitions – j’entends des religions – ou dans celui des phantasmes idéologiques (socialisme, humanitarisme, racisme, marxisme, fascisme, nationalisme, démocratisme), pour retrouver l’espèce humaine divisée, morcelée par des faux problèmes, agitée par de grotesques controverses.
La géopolitique science est une chose, la géopolitique argument pseudo-rationnel de rêves nationalistes est tout autre chose. Haushofer n’est pas à mes yeux un scientifique de la géopolitique. Il a utilisé cette étiquette pour masquer, assez faiblement, son pangermanisme rentré. On découvre chez Haushofer des propos inacceptables sous la plume d’un homme qu’on présente parfois comme un scientifique. Chez Haushofer le mépris des latins et des slaves ne se dissimule guère. Il évoque des “peuples auxiliaires”, il ignore la Méditerranée (il n’est pas le seul). Il croit à une sorte de prédestination historique germanique.
La chose principale qu’il faut tout de même mettre à son actif réside dans son argument d’une continuité géopolitique allant d’Ostende à Vladivostok. Jamais, au grand jamais, Haushofer n’a voulu, n’a conseillé, l’agression allemande – de 1941 – contre l’URSS, bien au contraire. Ernest Niekisch, de son côté, évoquera un “grand espace Vladivostok-Flessingue” où la Méditerranée est absente, où l’Angleterre est exclue.
Niekisch est un terrien, il ne perçoit pas la source de puissance que sont les océans et les mers. Il scotomise l’Angleterre, il refuse de la voir.
Géopolitique et fondement des Etats
Venons-en – avant de parler de la Turquie – à ma définition personnelle de la géopolitique.
Pour moi, la géopolitique réside fondamentalement dans la recherche d’une viabilité minimale pour un Etat-nation à travers les paramètres (a) d’espace, (b) de démographie, (c) d’industrialisation (pas d’industrie, pas d’armée), (d) d’autarcie quasi totale en ressource minière, alimentaire, énergétique, (e) d’élite scientifique de premier plan, (f) de rivages faciles à défendre (océans, zones désertiques, zones glaciaires, massifs montagneux élevés faisant limite), (g) d’intégration totale (ethnique, sociale, culturelle), (h) d’accès aux mers chaudes.
A mes yeux, la géopolitique indique le minimum à atteindre et le maximum à ne pas dépasser (la dispersion, la provocation).
La notion de viabilité, en matière d’espace-démographie, sera essentiellement variable en fonction des époques. Un duché de Bretagne s’avérait viable au XIII° siècle, anachronique au XV° siècle. La France – avec son Empire colonial de 1939 – restait viable. Dès 1962, après avoir perdu Indochine, Tunisie, Maroc, Algérie, Afrique Noire, la France est sortie “en tant que telle” de l’Histoire. Définitivement. Même raisonnement pour l’Angleterre en 1939 et en 1960.
Tout à la fin du XXI° siècle quels sont donc les chiffres à intégrer dans mes 8 paramètres de a à h ?
L’Europe, un Empire Euro-soviétique, se doit d’atteindre les valeurs ci-après :
a – Espace : de l’Islande à Vladivostok, de Stockholm au Sahara, des Canaries au Kamtchatka, de l’Ecosse au Béloutchistan.
b – Démographie : 800 millions d’habitants (la Chine vient de dépasser le milliard).
c – Industrialisation : Europe URSS.
d – Autarcies diverses : pétrole russe, iranien, arabe.
e – Elite scientifique de premier plan allant de Toulouse à Moscou, de Londres à Ankara.
f – Rivages faciles à défendre : Océan glacial arctique, Atlantique, Sahara, accès à la Mer noire et à l’Océan indien, accès à l’Océan pacifique. Entre la Chine et nous : Himalaya, le Grand Altaï, le désert de Gobi.
g – Une intégration ethnique encouragée, sinon même organisée et planifiée. Exogamie systématique comme outil d’homogénéisation ethno-culturelle.
h – L’accès aux mers chaudes (chaudes dans le sens de navigables 12 mois par an…). L’accès à la Mer d’Oman et à l’Océan Indien. Il saute aux yeux que l’Arabie, l’Iran, l’Afghanistan et le Béloutchistan font partie de la zone de viabilité de l’Empire Euro-soviétique.
La description ci-dessus de a et g fait apparaître le caractère inachevé de l’actuelle URSS à qui il manque l’Europe-promontoire de l’Asie, d’une part, et, d’autre part, le caractère inachevé de l’Europe de l’Ouest à qui il manque l’espace gigantesque allant de Kiev à Vladivostok.
Jean Baechler définit très clairement ce qu’un Etat-nation viable peut se permettre (il le fait assez curieusement dans un ouvrage traitant de l’idéologie) : “… celui qui ne perd pas gagne …” Baechler rappelle la différence capitale entre a – celui qui peut se contenter de ne pas perdre (Angleterre été 1940) – et b, celui qui devait gagner (Allemagne, printemps 1945).
L’Empire Euro-soviétique sera à classer dans le groupe qui “lorsqu’il ne perd pas, gagne…”
Le concept géopolitique des “mers intérieures”
Nous en arrivons au concept géopolitique des mers intérieures.
Les mers intérieures sont d’Est en Ouest : la Mer d’Okhotsk, la Caspienne, la Mer Noire, le Golfe Persique, la Mer Rouge, la Baltique, la Mer du Nord, et enfin la principale : la Méditerranée, véritable matrice historique de l’Europe.
La Méditerranée, la “mare internum” majeure. L’Europe demeure militairement indéfendable hors du contrôle total de tous les rivages de la Méditerranée. Rome l’avait bien perçu : la République lancera toutes ses forces, longtemps, jusqu’au moment où Carthage sera détruite. L’Espagne de Charles-Quint s’épuisera à tenter de s’incruster à Alger et à Tunis. A l’inverse, les Turcs pousseront jusqu’aux Baléares mais en seront rapidement repoussés.
La Méditerranée ne peut pas être partagée. De ne pas l’avoir entièrement contrôlée, les Turcs échoueront sur mer avant d’échouer sur terre devant Vienne, bien qu’aidés par la trahison européenne de François I°, pré-gaulliste. Par deux fois, l’Europe a assumé son “destin méditerranéen”. La première fois avec la République romaine, la seconde fois – brièvement – entre 1830 et 1962. Brièvement et maladroitement, hélas.
Fin 1942, notre ennemi géo-politique, notre ennemi néo-carthaginois, les USA, se lancera à l’attaque de l’Europe au départ de l’Afrique du Nord. Les Etats-Unis avaient déjà leurs marionnettes en mains : la belle canaille qu’était le général français Mast, manipulé complaisamment par Robert Murphy (cfr. le livre du Général Mark W. Clark, Calculated Risk, publié chez Harper and Brothers, New York, 1950).
Rappelons, pour évoquer les occasions manquées de l’Histoire, qu’en 1941, Ferhat Abbas demandera au Maréchal Pétain de procéder à l’intégration totale de l’Algérie à la France. Vichy ne broncha pas. Le leader algérien déçu, ulcéré, changera de camp un an plus tard. Après plusieurs contacts avec Robert Murphy, il tournera le dos à la France et se fera le champion du nationalisme algérien. En janvier 1943, Roosevelt, de passage à Casablanca, incitera le Sultan du Maroc à se détacher de la France. La France qui était à l’époque, à cet endroit, l’Europe.
Les trois verrous de la Méditerranée
Ce sont les Dardanelles, Port-Saïd/Suez et Gibraltar.
L’Egypte, la Libye, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc n’appartiennent pas à l’Afrique mais à la Méditerranée. Par le civilisation, par le climat, par l’histoire, l’Afrique ne commence qu’au Sud du Sahara. Je renvoie – sur ce sujet – le lecteur exigeant à l’ouvrage capitale de Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen (Armand Colin, 1979).
Pour qui se veut européen, l’intégration de la Turquie et du Maroc constituent des priorités à court terme. L’intégration de tous les territoires allant de l’Egypte à l’Algérie est un impératif à moyen terme. Tous ces pays deviendront européens ou seront utilisés contre nous. Tous ces pays sont bien trop faibles en eux-mêmes. Ou bien ils seront intégrés à l’Europe, ou bien au XXI° siècle, ils seront satellisés – contre nous – par la politique mondiale des Etats-Unis ou de la Chine (ou de tout autre puissance à apparaître).
Le racisme, atteinte à la sûreté de l’Etat
Un Le Pen ne relève pas de la dimension historique, mais de la dimension démagogique ; c’est un pur produit de la démocratie, une illustration de la politique-spectacle. Il a trouvé une clientèle dont il exploite le ras-le-bol bien compréhensible, toutefois un peu court. En Allemagne, les petits-nationalistes cassent du Turc quotidiennement.
Que révèle une analyse sociologique froide, objective ? Il est un fait indéniable : la population algérienne et marocaine, en France, manifeste un taux de délinquance énorme, démesuré. Ce phénomène s’explique dans le cadre du bas niveau social de ces populations. Tout comme la délinquance noire aux Etats-Unis. Il ne s’agit pas d’un fait racial ou culturel mais d’un fait de prolétarisation, de plébéisation, au plus bas niveau.
A ce fait social – corrigible – deux réponses personnelles, deux réponses irrationnelles dictées soit par le petit-nationalisme à la Jeanne d’Arc, soit par l’idéologie humanitariste fumeuse des intellectuels littéraires de la gauche débraillée. Les gauchistes transforment les délinquants nord-africains en “victimes” et refusent la répression. Alors que la répression s’impose à toute délinquance d’où qu’elle vienne. Songeons aux supporters “sportifs” du football anglais qui massacrèrent soixante Italiens, récemment, à coup de barre de fer, dans un stade bruxellois. La plèbe est partout.
Les nationalistes rétrospectifs du groupe Le Pen veulent ignorer le caractère sociologique de la délinquance nord-africaine. Il faut “casser du bicot”, il faut casser tous les nord-africains sans distinction, sans nuance. La France décadente, celle de la jactance de Chirac, ce Tarzan en plastique, laisse pourrir le problème. On ne fait rien, comme d’habitude. Sinon du verbalisme. Rien n’est fait pour intégrer les nord-africains dans la population française, pour les instruire, pour les éduquer.
La solution au problème de la délinquance relève d’une double action éducative et répressive. Aucune jobardise face à la délinquance : une solide répression, comme il se doit dans tout Etat policé. J’écris “policé” et non “policier”. Et, simultanément, l’instruction et l’éducation de ces masses en vue de leurs intégration dans une société moderne.
La solution de Mitterrand qui évoque une France multiraciale ne vaut guère plus, ou à peine plus, que la solution de Le Pen. Une nation doit être homogène, elle ne peut encourager des “différences” ou des lignes de fracture. Avec les théories de Mitterrand nous assistons à l’arlequinisation du pays… La France catholique, la France maghrébine, la France juive, la France occitane, la France basque. Couronnant toutes ces France, la France de l'”assiette-au-beurre”, la principale bien sûr, celle des copains de Mitterrand ou des copains de Chirac.
Le problème du racisme est abordé avec autant d’irrationalité que celui de la délinquance. Il est odieux de palabrer sur les mérites respectifs des “races” ou des “peuples”. Avec les siècles tout change. Mes ancêtres germaniques vivaient comme des primitifs en 500 avant JC. Au même moment, l’école philosophique ionienne, en Grèce, créait la pensée moderne, la pensée rationnelle. Mon choix est fait : mes ancêtres intellectuels sont les matérialistes ioniens et non pas mes ancêtres vikings.
Au XV° siècle, les pauvres habitants du Milanais descendaient travailler à Naples, riche, prospère, éclairée. Quatre siècles plus tard, les napolitains iront mendier du travail à Turin ou à Milan. Le peuple romain en armes du II° siècle avant JC a fait place à la fin de notre XX° siècle à une société totalement décadente qui ne produit plus rien, sinon des parasites pour l’administration italienne ou pour l’administration européenne, voire des fêtards de la Dolce vita, homosexuels et drogués confondus. Grandeur et décadence. Alternance de grandes époques et de régressions.
Certaines personnes se disent fières de leur judaïté, disent-elles. La plus grande tragédie historique de ce groupe est d’avoir refoulé, refusé l’hellénisation. La civilisation grecque avant JC et sous JC avait cinq cent ans d’avance sur celle d’un peuple de chameliers ignares et fanatiques. Il s’en est fallu de peu de voir la Palestine totalement hellénisée. Hélas, la chose ne se fit pas. Cela nous a valu Jésus, puis en prime six siècles plus tard, Mahomet. Ce qui n’est pas mieux. Religions, racismes divers, nationalismes étriqués devront être, dans certains cas, considérés dans un Etat unitaire européen comme des atteintes à la sûreté de l’Etat.
Dans l’Empire Euro-soviétique, les irréductibles de l’Islam, de Jésus ou de Moïse, devront probablement être regroupés dans une série de grands “Disneylands” religieux : Paris-Jérusalem aller-retour pour cinq mille francs, en basse saison, avec les bigoudis des rabbins, le morceau de la vraie croix du Galiléen ou le vrai poil de la vraie barbe de Mahomet.
Une société moderne doit évacuer religions, phantasmes racistes, idéologies qui divisent stupidement les hommes.
Répulsions inverses selon les classes sociales.
Des résistances, des répulsions, s’observent sous différents aspects suivant la classe sociale. Les réactions sont inverses.
Le prolétariat français s’inquiète et s’agace d’un prolétariat maghrébin. En oubliant, le premier, qu’il ne voulait plus descendre dans les mines hier ou travailler dans le bâtiment aujourd’hui. L’intégration totale du Maroc ou de la Turquie dans la CEE ne sera pas toujours acceptée avec enthousiasme par les classes possédantes ou les classes moyennes de ces deux pays. Si l’ouvrier marocain inquiète l’ouvrier français, le médecin marocain, l’industriels marocain, peuvent se sentir bien moins préparés à affronter la “libre-circulation” face aux médecins européens, face aux industriels européens, formé plus durement, ne serait-ce qu’en raison de la compétition professionnelle intense qui règne en Europe.
Visitant l’Amérique du Sud – en tant que spécialiste d’une branche de l’enseignement technique supérieur – il m’a été donné d’observer que la bourgeoisie latino-américaine se dépensait beaucoup pour empêcher la naissance d’une classe moyenne technicienne formée sur place. Les riches du Brésil ou du Venezuela envoient leurs enfants étudier aux Etats-Unis. Simultanément, ils sabotent la naissance d’un enseignement technique de qualité local, accessible aux non-riches.
En France, les partisans d’un Le Pen se recrutent dans les classes modestes. Au Maroc, demain, en Turquie, on pourrait peut-être voir apparaître des “Le Pen” locaux s’appuyant cette fois sur les classes privilégiées. Protectionnisme de classe. Incapacité à affronter la compétition sociale.
Répartitions naturelles, anachronisme géopolitique
Une fois de plus, je dois rappeler des choses élémentaires en Histoire et en géopolitique sérieuse.
On observe successivement l’Etat urbain (Athènes, Thèbes, Sparte), puis l’Etat national (la Rome italique, la Macédoine royale), dans la période antique. Durant la période moderne, le phénomène se répète avec les Etats urbains que furent Venise, Milan, Florence, les Villes de la Hanse et avec les Etats nationaux qui furent l’Espagne, la France, l’Angleterre dès avant le VI° siècle.
Les querelles stériles entre villes grecques entraînèrent la supériorité et la domination de celles-ci par Philippe de Macédoine, puis par Rome. Les villes grecques n’avaient pas pu muter à la décimale supérieure ; quinze siècles plus tard, même chose en Italie avec les stupides particularismes urbains. Les rois de France et les rois d’Espagne firent, se firent, longtemps la guerre en Italie divisée, en Italie morcelée. Je passe outre ici à la notion d’Etat impérial, comme le fut Rome dès qu’elle déborda son aire italique, comme le fut la Perse antique, comme le fut l’Empire ottoman. Je passe outre pour ne pas trop m’étendre. Après l’Etat national, on en arrive à l’Etat continental. Qu’on se souvienne donc bien de l’évolution géopolitique des Etats : a – urbains, b – national, c – continental.
Il existe déjà aujourd’hui quatre Etats continentaux : l’URSS, les Etats-Unis, la Chine, l’Inde. Un cinquième pourrait apparaître au XXI° siècle : l’Insulinde. Et un Etat continental qui n’arrive pas à accoucher : l’Europe de l’Ouest. Le médiocre personnel politique de toute l’Europe de l’Ouest vit essentiellement de l’exacerbation des anciens nationalismes devenus grotesques, voire des particularismes puérils (corse, basque, wallon… le monde des cinglés).
Les Etats nationaux sont parfois inachevés. Comme les Etats-Unis sont “inachevés du Canada”. Comme l’URSS est inachevée de l’Europe de l’Ouest” – le contraire est aussi vrai : l’Europe est inachevée de l’URSS. La tentative d’Ouest en Est, entre 1941 et 1943, sombra dans le désastre. Il est hors de question de songer à la rééditer.
La Chine est inachevée de Formose et des Philippines. Et à long terme de toute l’ancienne Indochine française. La méditerranée chinoise s’étale entre Saïgon, Singapour, l’île de Luçon et Formose.
La géopolitiques comme je l’entends, en tant que science à usage universel, doit apprendre la mise en place d’Etats viables (autosuffisants) et la mise en place d’un équilibre mondial.
Les Etats-Unis sont en situation de provocation avec leurs flottes en Méditerranée et en Mer de Chine. A moyen terme, probablement, à long terme, très certainement, la dispersion de l’actuel Empire américain va causer sa dislocation. Une Chine puissante ne tolérera plus les Etats-Unis dans le Pacifique Oriental. Une Europe ne pourra tolérer un seul dragueur américain à l’Est du Groenland ou devant les Canaries. Avant cinquante ans, l’Empire américain se sera écroulé car il est démesuré et il ne vit que grâce à la faiblesse endémique de l’économie marxiste en URSS et en Chine et de la division tribale de l’Europe ploutocratique. Deux conditions provisoires, pas éternelles.
Dans une géopolitique raisonnable et objectivement conçue, un Cuba sous influence soviétique constitue une situation anti-naturelle et explosive; tout autant qu’une VI° flotte américaine entre Athènes et Chypre établit une situation anti-naturelle explosive. C’est la situation de provocation que j’évoquais plus haut.
Chacun, au XXI° siècle, se devra de rentrer dans ses limites géopolitiques dictées par la géographie d’abord et par la recherche et la volonté systématique d’éliminer les situations de provocation. Il faudra, entre cinq ou six très grandes puissances, se partager la gestion de l’Univers. En attendant l’Etat mondial, seule solution intelligente à très long terme.
En revenant à mon tableau des huit points de a à h, on découvre ce qui manque, d’une part à l’URSS et, d’autre part, à l’Europe occidentale. Pour l’actuelle URSS, ne sont pas remplies les conditions ci-après :
a – Démographie ridicule de deux cent cinquante millions face au un milliard et deux cent mille Chinois ;
c – Industrie en retard sans l’aide de l’Europe occidentale ;
f – La grande plaine qui va de Lübeck à Sofia est militairement très coûteuse à défendre, dès le temps de paix ;
h – L’accès aux bonnes mers manque spectaculairement à l’actuelle URSS.
Pour l’actuelle Europe de l’Ouest, quelles sont les conditions non remplies en ce moment ?
a – Espace ridiculement étriqué pour une énorme population de quatre cent cinquante millions d’hommes ;
d – Il nous manque l’autarcie énergétique : pétrole iranien et arabe ;
f – Pour nous aussi, la grande plaine ouverte de Lübeck à Sofia est trop coûteuse à défendre.
C’est le même f pour l’URSS et l’Europe occidentale.
Cette brève énumération, ce tableau ramassé fait apparaître une évidence aveuglante : l’URSS est inachevée de l’Europe et l’Europe est inachevée de l’URSS.
Le mariage de raison – de raison géopolitique – entre l’URSS et l’Europe fera que celui-ci entraînera ipso facto, entraînera instantanément la réalisation positive et totale des points a à h sans aucune exception.
Le racisme contre la construction de l’Europe
J’en reviens au titre du présent article : la Turquie…
Il est évident que la construction de l’Empire Euro-soviétique doit se faire dans un cadre politique pur et que cette construction exige impérativement l’éradication impitoyable d’un quelconque racisme anti-turc, anti-arabe.
C’est l’anti-racisme pour raison d’Etat.
Dans la construction grande européenne, celle de l’Empire euro-soviétique, le racisme constitue une atteinte à la Sûreté de l’Etat. Pour moi, la géopolitique est le départ du raisonnement logique de la construction d’un Etat-Nation et pas un simple argument de rhétorique pédante. Je suis anti-raciste pour des raisons de lucidité politique et non pas publicitaire comme chez les exhibitionnistes pathologiques de la LICRA et autres furieux.
Il me faut tout de même ajouter quelques mots aux problèmes des religions. A moyen terme, les religions devront être totalement extirpées dans une société politique moderne. Elles sont aussi nocives que le racisme ou le petit-nationalisme.
Luther nous a valu la division de l’Europe et un siècle de guerre civiles atroces. Les cinglés juifs en Palestine et les cinglés religieux de Téhéran constituent des abcès purulents dangereux pour la paix internationale et pour la paix intérieure partout.
On ne peut faire de différence entre sémitisme et antisémitisme. Le premier entraîne le second de Assuérus à Hitler, en passant par l’Egypte et par la Rome antique.
Beaucoup de groupes religieux sont atteints de paranoïa collective, en particulier le groupe religieux juif et le groupe religieux musulman. Dans une société euro-soviétique, la solution du problème juif résidera dans l’intégration totale dans une société laïque, dans une société athée.
Le racisme anti-turc, le racisme anti-arabe, nous les condamnons dans la condition essentielle et primordiale de turcs laïcs et d’arabes laïcs. Je n’ai aucune tendresse pour l’islamisme, aucun indulgence ou patience, pourrait-on dire.
La Sûreté de l’Etat exigera aussi la répression globale et de l’anti-sémitisme et du sémitisme politique. Globale et indifférente. S’il reste durant une ou deux générations des illuminés de dieu ou des élus de dieu, ils seront parqués dans quelques Disneylands touristiques. Et exhibés, demain, à la jeunesse comme les hilotes ivres étaient exhibés hier à la jeunesse de Sparte.
La création d’une grande nation
La Grande Europe de demain sera un Etat politique, un Etat laïc. Et surtout pas, au grand jamais, un Etat religieux (l’Europe catholique), un Etat racial (l’Europe “aryenne”). Le passé, pas si glorieux que cela si l’on dénombre les victimes, sera conservé un certain temps dans les musées ou dans les Disneylands religieux.
L’Europe sera une nation politique (comme la Rome naissante, comme l’Empire turc ottoman, comme la Prusse naissante) et en aucun cas une nation ethnique, une nation religieuse, une nation linguistique.
Le problème posé avec réalisme impose d’abord la recherche des conditions de la puissance de l’Europe : voir mes points de a à h en début d’article. Cette recherche ne permet pas la tolérance de facteurs de division, sinon de haines. La solution pour Jérusalem ne passe pas par le Grand Rabbinat, par le Grand Mufti ou par le polonais du Vatican. Elle passe par un Disneyland confié au Club Méditerranée.
La Turquie, c’est l’Europe obligatoirement. Obligatoirement par la géopolitique et par la géostratégie
Toute animosité à l’égard des hommes turcs ou à l’égard de l’Etat turc, quel que soit son régime s’avère aussi bêtement criminelle aujourd’hui que l’antigermanisme de la France de 1939 le fut hier. La Turquie, à un moment donné, a été un Etat politiquement très avancé. La Turquie récente a produit un géant historique avec Mustapha Kemal.
La place me manque ici pour rappeler et décrire en détail les dispositions les plus modernistes qui soient de l’Empire ottoman des VI° et XVII° siècles. Un des principes fondamentaux de l’Empire ottoman réservait à l’Etat et à lui seul la propriété de la terre. L’héritage n’y était jamais automatique. Jusqu’à un certain moment de son histoire, il n’existait aucun danger de voir se créer une classe privilégiée, l’embryon d’une noblesse terrienne. L’armée turque était organisée sur des bases d’efficacité telles que sa supériorité ne fut pas contestée durant près de deux siècles. La classe dirigeante se recrutait dans le peuple quand ce n’était pas chez les vaincus de la veille. Tous les grands vizirs, sans exception, furent des esclaves chrétiens islamisés (cfr WED Allen, Problem of Turkish Power in the Sixteenth Century, London, 1963).
Chaque nation d’Europe fut à un moment donné “grande” par la puissance ou par ses Lumières. Tout cela est terminé depuis 1945. Il n’y a plus ni grandeur ni puissance possible, hors de l’unification de la plus grande Europe.
Jean Thiriart
Istanbul, centre de gravité géographique de l’Europe
Que dire d’Istanbul, ville exceptionnelle par sa situation ?
Le site naturel est unique. J’ai parcouru le monde entier, du Japon au Mexique, de l’Argentine au Canada ; jamais je n’ai vu une disposition naturelle grandiose à ce point.
Ironie acide : c’est le Hilton d’Istanbul qui occupe l’endroit où pourrait s’ériger un nouveau Panthéon pour un nouvel Empire.
Si mon propos vous laisse sceptique louez pendant une semaine la suite présidentielle du Hilton, forcément côté Bosphore. Vous arriverez aux mêmes conclusions que moi. Je laisse la parole à l’historien André Clot :
“Le cadre géographique d’abord, un des plus beaux de la Méditerranée. Sept collines – comme Rome – dominant une mer qui s’ouvre pour former vers l’Ouest une échancrure, la Corne d’Or ; au Nord, une étroite et profonde saignée, le Bosphore, trait d’union entre la Mer Noire et la Méditerranée, le Nord et le Sud, les terres slaves et l’Orient musulman. Des terrasses de Tokapi Saray, le regard embrasse à la fois les dernières pentes des Balkans et les premières du plateau de l’Asie, les eaux de la Marmara et l’entrée de la Mer Noire.
Depuis des millénaires, ce promontoire a été un des hauts lieux des rencontres des hommes, car il présente des facilités exceptionnelles pour les grandes entreprises maritimes et militaires aussi bien que politiques. Mille ans avant Jésus-Christ, des populations, venues sans doute d’Europe, fondaient un village au fond de la Corne d’Or, puis à la point du Sérail. En 657-658 avant JC, Bizaz, un marin de Mégare, créait la cité qui devait perpétuer son nom. L’oracle de Delphes avait même qualifié d’aveugles d’autres Mégariens qui s’étaient établis à Chalcédoine, sur la rive d’Asie : ils n’avaient pas vu quel port magnifique offrait la Corne d’Or protégée des tempêtes du Nord et du Sud, seul point sûr, avec Salonique, entre Le Pirée et la Mer Noire. Tout au long de l’histoire, aucun conquérant ne devait jamais plus être frappé de cette cécité ! Philippe de Macédoine, les Avars, les Perses, les Bulgares, les Arabes, tentèrent vainement de s’en emparer. Bayezid I l’assiégea en 1391, Murad I en 1422. Ce fut Mehmed II qui eut l’immense honneur de la conquérir, au matin du 29 mai 1453.”
L’Empire Euro-soviétique s’inscrit dans la dimension eurasiatique. Istanbul en est le centre de gravité géographique.