Il peut sembler étrange de vouloir comparer un fait géopolitique conjoncturel avec un phénomène culturel d’une nature plus universelle, le mot. C’est comme si l’on jugeait une construction par le ciment qui la tient, et même, à un certain point, en conditionne l’amplitude et la configuration. C’est lorsque le mortier s’est vulgarisé, par exemple, que la voûte s’est répandue dans le monde romain, et que des prouesses architecturales ont été possibles. Si le ciment antique forcit et durcit en durant, image qui ne déparerait pas l’antique mémoire de la vieille Europe, il n’en va pas de même pour les bâtisses modernes en parpaing, médiocres abris d’un monde jetable. La société humaine étant une espèce de maison incessamment renouvelée par les mots, qui en sont le lien et le liant, il est indispensable d’en sonder la solidité. Or, le verbe, quand il concerne l’intérêt et les besoins, est requis d’être aussi ferme et consistant qu’un mortier romain. Les modalités de l’action doivent être dites dans un langage qui permette sa perpétuation et l’accroissement de son énergie. C’est le propre de toute grande nation, aux époques de leur gloire, d’avoir donné une forme langagière adéquate à l’exercice de sa puissance.
La question du langage usité dans la sphère politique contemporaine résulte de l’extrême méfiance qu’une époque de médiatisation outrancière, de noosphère envahissante et de logorrhée poisseuse porte avec elle. L’imbrication problématique entre la réalité et le discours est la difficulté nodale de notre époque, qui peine à arrimer le mot au monde.
Si la force est inefficace sans le discours, le mot n’est rien sans la force. Il n’est plus qu’une émission sonore, une vanité, un souffle de vent, un fumé de néant. C’est pourquoi tout groupement social et politique décadent, dépossédé de sa maîtrise d’antan, compense sa faiblesse fatale par une hyperinflation du verbe, maladie qu’avait génialement diagnostiquée Musset dans son drame Lorenzaccio, tragédie amère que tout esprit libre devrait apprendre par cœur.
Il est peu probable que les remous électoralistes actuels, qui troublent la pointe occidentale de l’Eurasie, dévient le cours d’un fleuve qui s’est puissamment orienté, depuis une poignée de siècles, dans une direction déterminée, qui est celle que l’on nommera la « modernité », laquelle se traduit par la colonisation dévastatrice du réel par l’utilitarisme marchande et le fétichisme de la rhétorique bienpensante. Les hommes ayant, dans leur grande majorité, une mémoire défaillante, perdent rapidement la conscience de ce que les mots veulent dire, ou signifiaient jadis. Les mots sont ainsi devenus leur propre justification, les garants absolus de la légitimité civique, et l’arme infaillible de dépréciation de l’adversaire. La révolution française est avant tout une éruption phraseuse, avocats et curés de village ayant déversé sur le pays des torrents d’imprécations bouffies de pathos.
Mais tout amant de la « liberté » se devrait d’être un peu linguiste. Contrairement à ce qu’une croyance fort naïve avance, la langue ne présente qu’un rapport fort lâche avec ce que l’on pense être la réalité. La vérité de cette dernière, dépendant du pouvoir d’élucidation de la première, encourt au demeurant le même risque d’obscurité, et ce, tout aussi bien pour les individus que pour les peuples. C’est pourquoi celui qui est considéré, à tort peut-être, comme le fondateur de la philosophie, Socrate, au moment où triomphait la démocratie athénienne, a-t-il axé sa démarche de pesage des convictions sur une mise à la question des vocables, surtout quand ils reposaient sur des stéréotypes de langage ou des habitus réflexifs irréfléchis. Par exemple, qu’est-ce que la justice ? le courage ? la vertu ? la politique ? la république ?...
Un simple balayage des pratiques langagières des acteurs politiques de la France contemporaine suffirait pour dénoncer la vacuité des discours qui saturent les médias. Les mots sont employés, certes, comme des armes, d’autant plus qu’ils sont chargés d’affectivité, et ils mériteraient d’être disséqués, auscultés, analysés. Oppose-t-on à l’adversaire les termes dépréciatifs comme « fasciste », « riche », « raciste », « archaïque », « injustice », « terrorisme », « dictateur », « islamiste » et se réclame-t-on de la « démocratie », de l’égalité », de la « liberté », de la « solidarité », du « peuple » etc., on est à peu près certain de toucher des cercles plus ou moins étendus d’électeurs. Ajouté à cela les nécessités de la tactique, les effets circonscrits par les besoins de l’heure, l’identité de celui qui profère et de celui qui est attaqué, la variabilité parfois extrême des messages, dont la quantité étouffe toute velléité de comparaison, de mise à l’épreuve par une critique interne, on ne sera pas loin de croire que les mots ne sont pas là pour dévoiler une réalité ou la transformer, pour révéler la vérité ou la laisser espérer, mais pour « faire des coups », se « positionner », s’inscrire dans un champ connoté, producteur de réflexes conditionnés, en bref, de se sculpter médiatiquement une identité qui puisse diriger, dans le for intérieur du citoyen, la main qui donne le pouvoir. Quitte à oublier tout ce qui a été dit une fois ce pouvoir reçu par des élections, qui ont la faculté d’offrir, comme disent les Chinois, l’onction du Ciel. Ce sont les charmes de la démocratie d’opinion, si tant est qu’il en existe d’autres.
Le vocabulaire politique moderne, depuis le XVIIIe siècle, est redevable des conflits et des polémiques de l’Antiquité gréco-latine. Mais, comme l’avait judicieusement relevé Edmund Burke, les entrepreneurs d’idées qu’étaient les philosophes des Lumières, qui étayaient leurs doctrine sur l’existence hautement problématique d’un individu sans héritage, sans racine, sans liens naturels et sociétaux autres que sa volonté expresse, sans autre devoir impérieux que celui induit par une humanité à qui ont dénie toute nature, mais abondamment pourvu de droits abstraits, vagues et à la longue déstabilisateurs pour tout ce qui relève de l’autorité, avaient infusé les concepts politiques des termes « démocratie », « liberté », « égalité » etc., qui, de fait, n’avaient rien à voir avec la société traditionnelle, hiérarchique, verticale, qui les avait engendrés. Le système de la langue produit ce genre de quiproquo, qui fourvoie l’action et empoisonne ses effets. C’est même-là le cœur de l’univers orwellien, qui tire sa faculté destructrice de l’instrumentalisation viciée des vocables retournés comme des gants.
Je crois qu'il faut absolument changer le lexique que l'on emploie, et les catégories mentales qui les accompagnent, mais qui appartiennent à un état révolu de la société et de la politique. Par exemple, le terme "démocratie". Qu'est-ce que la "démocratie" dans une société de masse vulnérable aux affects, aux messages propagandistes, au déversement médiatique, à l'endoctrinement, et, qui plus est, déstructurée, disloquées, démantelée (les classes n'existent plus qu'à l'état de vestige, et la conscience qui va avec) ? L'état du monde tel qu’il est ressemble plus à la définition du totalitarisme. Le problème, avec ce type de pouvoir englobant et gluant, où les actes déterminants se font en coulisse, de façon glauque et malsaine, c'est qu'il est très difficile de le combattre, ne serait-ce que parce que, justement, on manque d'un vocabulaire et de concepts adéquats. Sans discours vrai, on ne peut agir. Or, le vrai est discrédité. Des coups d'épée dans l'eau, pour ainsi dire. Tout ce qui est proféré est récupéré, détourné ou noyé.
L’usurpation lexicale et sémantique qui a subverti, à l’âge moderne, la pensée européenne, et travesti son destin (songeons par exemple à l’usage abusif, faux, tendancieux et grotesque d’une expression comme « Il veut revenir au moyen-âge »), ou bien l’agitation du gri-gri imposé de la « modernisation » (de l’économie, de l’école, de la vie politique…), a mis quelques temps avant de dominer la parole et ce qui reste de pensée, laquelle ne peut se déployer que dans le contact conflictuel avec l’altérité. Or, la différenciation en matière politique a cessé d’exister assez rapidement au XIXe siècle, une fois les bases sociales de la révolution renforcée (et ce-même, dès la prétendue « Restauration »). La pensée d’une société différenciée, de Burke à Nietzsche, en passant par Taine et Renan, en jetant les bases d’un conservatisme qui devenait, de facto, ironiquement, « révolutionnaire », a été impuissante à juguler une évolution que Tocqueville avait déclarée irrésistible. Chaque œuvre lucide, en littérature comme en philosophie, dorénavant, semblera rendre compte d’un recul de la liberté véritable, qui n’est pas sans connaissance des contraintes concrètes de la vie sociale véritable.
La recherche d’une adéquation entre les mots et la réalité sera-t-elle alors condamnée à se cantonner dans les travaux d’érudits, de spécialistes inconnus de la masse des hommes qui constituent les acteurs ou le matériau de l’Histoire ?
Un domaine devrait échapper aux fumées de l’idéologie. Il s’agit des relations internationales. Car le risque de guerre y est sans conteste présent, les intérêts des nations, qui convergent ou divergent, touchent leurs besoins vitaux et les degrés de leur puissance. Or, que constate-t-on ? Nous voyons un ministre des affaires étrangères tenir des propos qui seraient à peine audibles dans la bouche d’un militant de base. Qui plus est, ce même ministre se croit devenu une sorte de Machiavel, à qui l’on accorderait volontiers un brevet de cynisme, lequel n’est pas forcément malvenu quand il s’agit de damer le pion à l’adversaire, s’il ne ressemblait pas étrangement à Picrochole, qui signifie « bile amère », le conquérant dénaturé du fabuleux et démesuré Gargantua de notre bon vieux Rabelais, qui se prend pour Alexandre et César, et se retrouve finalement à guetter la venue des coquecigrues.
Certes, propagande et enrubannage sont le lot de toute communication internationale : il n’est pas nécessaire toujours de passer pour un méchant, sauf en cas de guerre ouverte. Et encore… Cependant, pourquoi avoir recours à un langage hyperbolique surchargé de pathos, quand on ne fait que mener une entreprise d’agression de type néocolonialiste, et, qui plus est, dont les contradictions apparaissent à quiconque n’a pas les yeux et les oreilles tartinées d’idéologie. Il est vrai que des lustres de discours bisounours et d’occultation de la réalité ont englué aussi les cerveaux. Qu’une presse aux ordres entonne les trompettes de l’endoctrinement, on le remarque et le regrette ; mais que les autorités d’un pays se mettent à imiter ce bruit de fond malhonnête et misérable, bête et déshonorant, grotesque et, finalement, inefficace, voilà qui a de quoi surprendre. Le machiavélien De Gaulle, un vrai réaliste, celui-là, pourtant arborant le verbe haut, appelait Russes le peuple que d’aucuns nommaient Soviétiques. Pour lui, le monde des mots ne voilait pas la réalité brute, à savoir qu’il existait des permanences, et des réalités. Les acrobaties verbales qui parent d’un côté des fripouilles comme Karzai ou les Emirs du Golfe, sans compter les criminel de guerre libyens ou israéliens, de toutes les vertus, et qui font croire que des Nations indépendantes, libres, conscientes de leurs intérêts vitaux, sont des Etats voyous, montrent deux choses : c’est d’une part qu’à jouer sur des dichotomies morales dignes du monde de Walt Disney, on risque de se fourvoyer et d’entraîner le pays dans des défaites humiliantes, comme cela semble se produire avec les événements syriens, où nos services ont appuyé des islamistes radicaux, partisans de la charia et de la chasse aux chrétiens, et désormais hors d’état de nuire ; d’autre part, cela prouve, encore une fois, que notre pays est soumis aux desiderata d’une hyper puissance qui, sous maints aspects, ressemble, elle, à un Etat voyou, et qu’il se conduit comme un vulgaire supplétif.
La naissance du BRICS, le 14 avril 2011, qui a vu l’alliance du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Russie, rejoints récemment par l’Afrique du Sud, montre pourtant la voie d’une politique indépendante dégagée des encens et des détestations outranciers. Ces grands pays ont compris quelle était la situation réelle du monde, et les dangers d’une domination unilatérale d’un pays impérialiste, qui cherche à imposer ses marchés en même temps que son mode de vie. Dernièrement, à New Delhi, s’est tenue une réunion d’une extrême importance. Des décisions concernant au plus haut point l’avenir du monde ont été prises. La coopération financière a été renforcée, de manière « pragmatique » (Hu Jintao), « les responsables des banques centrales des BRICS ont signé un accord-cadre sur les facilités de crédit entre les monnaies des cinq pays, et une convention multilatérale de confirmation des facilités de crédit au sein des BRICS ». Histoire de prendre une distance salutaire vis-à-vis des marchés financiers. De plus, la possibilité de création d’une banque indépendante a été concrètement évaluée. Cette puissante coopération va avoir des conséquences en termes économique, géopolitique et culturel. Le basculement des rapports de force se produit en ce moment, sous nos yeux. Déjà, Chine et Russie préparent des manœuvres militaires en commun. Pendant ce temps, nous sommes pieds et mains liés au pacte atlantiste.
Notre classe dirigeante, celle de France, mais aussi celle d’Europe, prisonnière d’une rhétorique abêtissante, aliénante, dérisoire, entraîne manifestement notre patrie vers le déclin et la ruine. La puissance est inséparable de la vérité, et celle-ci ne doit pas s’en laisser compter par une idéologie fallacieuse, mensongère, qui ne fait, en fin de compte, que nous embuer l’esprit. Dire franchement ce qui est notre intérêt, en évitant de s’enivrer avec notre propagande, c’est la vertu des peuples forts. Or, comme le disait Mitterrand sur son lit de mort, l’Amérique est notre ennemie. Or, Israël est un peuple conquérant, dominant, la pointe avancée d’un occidentalisme devenu fou par sa vanité, la prétention à incarner le Bien. Or, notre seule chance de survie historique est d’appeler un chat un chat, de reconnaître quels peuvent être nos alliés (les « amis » (de la Syrie ou d’autres) n’étant qu’un concept creux en matière de relations internationales), et de cesser d’agiter comme des gri-gri, au risque de s’empêtrer dans des contradictions bouffonnes, des bêtises pour classes d’éducation civique, dignes d’instituteurs, comme « démocratie », « droits de l’homme », etc., surtout quand la majeure partie du monde, souvent non sans raison, considère comme des billevesées des produits fumeux de la rhétorique occidentale.