Dans son discours du 23 mars, Sarkozy a réitéré le projet fondamental de l’ Etablissement politique occidentaliste, horizon indépassable et objectif suprême d’une longue marche à travers les vicissitudes politiques et économiques, qui est d’instaurer le Nouvel Ordre Mondial. Qui n’a pas à l’esprit ce terminus de l’évolution contemporaine des sociétés engagées dans le processus global de libéralisme marchand méconnaît la dynamique qui, de façon plus ou moins explicite, régit le comportement et les motivations des responsables politiques, dans toutes les sphères enchâssant la vie des individus. Ce dessein titanesque, de révolution mondiale des modes d’existence, a été décrit prophétiquement par l’imaginatif Jacques Attali, de façon que personne ne peut maintenant prétendre qu’on ne sait pas. On peut, dès lors, évoquer le concept, si polémique, de « totalitarisme », pour désigner l’entreprise en cours de dissolution des appartenances traditionnelles et de modelage d’un homme nouveau.
Pour bien cerner les moyens employés pour parvenir à cette fin, il est indispensable d’avoir recours à une étude critique du terme même de totalitarisme. Celui-ci a été, en effet, instrumentalisé par le libéralisme et l’Occident, à partir de 1947, c’est-à-dire au moment où l’on avait besoin d’une idéologie efficace pour contrer le messianisme communiste, considéré alors, à l’instar du fascisme abattu, comme l’ennemi principal. Cependant, esprit du temps, ou mimétisme de l’adversaire, qui imposerait comme reflet structurel ses propres traits systémiques, l’antitotalitarisme n’est pas sans présenter des caractéristiques propres à ce qu’il prétend combattre.
Un exemple significatif peut aider à illustrer cette logique gémellaire. Le lundi 11 mars, le fossoyeur de l’empire soviétique, homme entre tous honni dans son propre pays, l’ex-président Gorbatchev, a proposé, lors d’un forum mondial sur l’eau, tenu à Marseille, qu’ »[il] serai[t] très favorable à la création d’un tribunal international chargé de juger ceux qui sont coupables de crimes écologiques, aussi bien des chefs d’entreprise que des chefs d’Etat et de gouvernement ».
Cette déclaration est intéressante à plus d’un titre, car elle concentre tous les ingrédients par lesquels on compte mettre en place ce « Nouvel Ordre Mondial » dont on attend du Bien. Gorbatchev, parallèlement, (et on voit là toute la pertinence de son propos, du point de vue qui est le sien, c’est-à-dire d’un serviteur éclairé de l’oligarchie internationale), critique vertement la proposition française de fonder une bureaucratie censée régir ces problèmes écologiques transnationaux. En effet, « Gorbi », en tant qu’ancien gouvernant de la Russie communiste, est bien placé pour jauger des lourdeurs administratives. Sa proposition, en fait, est beaucoup plus perspicace.
En effet (oubliant du même coup que la meilleure façon de résoudre les problèmes écologiques est de revenir à un mode de production et de consommation local – mais c’est une autre question), les termes employés sont chargés de connotation hautement instructive : il emploie les mots « tribunal », « juger », « coupables », « crimes », sans compter l’évocation de « chefs » censés être les instigateurs de ces méfaits, ce qui donne au discours gorbatchévien une tonalité populiste. Ce lexique renvoie à la lutte contre le Mal (l’empire du Mal, concept bien connu), et associe morale et justice, instruments d’une efficience redoutable aux mains de tout Etat, puisqu’il attire l’assentiment des victimes, autrement dit du peuple. Faut-il rappeler que la monarchie, singulièrement celle de France, a fondé davantage son pouvoir sur l’installation de tribunaux royaux, aux dépens de ceux des seigneurs, que sur l’application de la force brute ?
Contrairement au monde politique antique, qui reposait sur la gestion de la chose publique comme intérêt commun d’un cercle restreint de citoyens, le totalitarisme moderne, sans éluder cette rationalité utilitariste, mise surtout sur une affectivité sans cesse réactivée. La dissolution des cadres traditionnels (ce qui, encore une fois, éloigne la réalité contemporaine de celle des Grecs et des Romains), la nécessité de révolutionner de façon permanente la vie, de la « changer », l’accent mis sur un individu de facto noyé dans la masse, la négation du passé, perçu comme source d’erreur, l’assomption du présent ou d’un avenir radieux, le triomphe de la technique, de la modernité, la culture du besoin physiologique, satisfait dans la permissivité des mœurs et la consommation hyperbolique de biens courants, un discours quasi univoque et envahissant sur le destin des peuples, voués au métissage, ont produit un type d’homme sans protection contre les sollicitations médiatiques, propagandistes, imprégnées de ce jus manichéen qui réjouit la conscience morale en la saturant de stimuli pavloviens, l’illusion suprême étant que l’usage jaculatoire du verbe passe pour de la pensée critique. Le poncif obscurci par le sentiment est souvent pris pour du raisonnement, c’est le secret d’un temps qui substitue le propos sur la liberté à l’exercice-même de cette liberté.
Ce que l’on pourrait nommer le « totalitarisme libéral » est bien plus souple (c’est l’univers du « cause toujours », non du « tais-toi », encore que…), plastique, pervers que celui contre lequel le monde libre a pu ériger sa nouvelle religion, celle d’une « libération » dont la pertinence reste à prouver. Le totalitarisme actuel est ce qu’est le nougat au caramel mou. Comme l’on sait, la première friandise présente une consistance dure, redoutable parfois pour les dents. Mais, au bout d’un moment, son goût imprègne totalement le palais, et suscite un violent plaisir. En revanche, le caramel cède sous l’action broyeuse des dents, et paraît d’autant plus inoffensif. Mais il colle, il est difficile d’en défaire canines, molaires et incisives, il est comme ces autocollants qui, dans les films comiques, passent de personnage en personnage, qui n’arrivent pas à s’en défaire.
Les aspects terribles des totalitarismes communistes ou fascistes, bien qu’il faille établir des distinctions entre les différents pays où ils se sont installés, ont été mis en exergue par les polémistes, justement pour octroyer au système démocratique libéral l’onction du Bon et du Bien. Or, ces régimes, qui représentent maintenant des paradigmes du Mal, et du souvenir desquels on se sert pour réduire les contestations véritables du système à des sous produits hitlériens ou staliniens, se sont développés dans des zones capitalistes ou précapitalistes où le besoin existait, soit d’une modernisation de l’Etat, soit de ce que les marxistes appelle une « accumulation primitive du capital productif ». De là le caractère concentrationnaire de ces régimes avides de main d’œuvre et d’esclaves à bon marché. De là aussi leur caractère despotique, « hard », à base de terreur.
Nonobstant ce qui peut se précipiter dans un avenir plus ou moins proche, car la terreur n’est pas une option absolument à éluder, de nombreux points communs moins rugueux existent entre l’état présent de la société encadrée par l’Etat moderne, et celui qui s’est instauré à l’avènement de l’ère des masses, dans laquelle nous sommes encore.
Certaines règles de « gouvernance » sont en effet appliquées par des responsables qui savent assez ce qu’ils font pour avoir intégré le point de vue de leur propre critique (car connaître la situation de l’Autre, de l’ennemi, gratifie d’une supériorité manifeste, contrairement aux pseudo-opposants incapables de comprendre l’angle de perspective du pouvoir). Or, ces gens sont des ingénieurs, des techniciens. Il ne faudrait pas croire, comme la fable démocratique nous le laisse entendre, que les hommes du pouvoir sont mus principalement par des appétits uniquement matériels, qu’ils sont partisans des riches, méprisants pour les misérables etc. Des oncles Picsous, pour ainsi dire. C’est bien sûr en partie vrai, mais à la limite, ils peuvent faire mine de combattre les riches, et de toute façon là ne réside pas la véritable question de la nature du pouvoir qui est en train de se mettre en place, car il dépasse la dichotomie sociale, et concerne l’émergence d’une nouvelle civilisation à l’échelle mondiale.
Le but ultime est de parvenir à contrôler le matériau humain jusque dans ses moindres cellules, jusqu’au tréfonds de ses neurones. L’entreprise humaniste de dressage de l’homme sera alors enfin réalisée. L’affectivité est, plutôt que le matraquage propagandiste (dont une part est assurée par la publicité), qui a pourtant son importance, notamment dans les écoles et à la télévision, est le levier principal grâce auquel on compte soulever le monde. Avec cela, comme le démontre d’ailleurs éloquemment Dom Juan, dans sa tirade dite « de l’hypocrisie », acte V, scène 2 (une raison supplémentaire de lire les classiques), grâce à la rhétorique du Bien, du Bon, du Salaud et du Crime, on peut écraser impunément ses ennemis, en récoltant applaudissements et reconnaissance.
Les évènements récents, l’attentat de Toulouse (pourvoyeur d’un ennemi idéal), représente ce type de machinerie à produire amis, adversaires, répugnances et discours destructeur.
Nous prendrons pour finir comme exemple cette anecdote, qui aurait pu restée anodine, si elle n’avait été montée en mayonnaise par une presse qui sait son métier de conditionnement. Le professeur d’un lycée de Rouen a refusé, prétendument (car les versions divergent) de dédier la minute de silence, imposée par le ministère, aux enfants juifs assassinés par le terroriste Mohamed Merah, et, aurait, au contraire voulu le consacrer à ce dernier, victime d’une « enfance malheureuse ». Que cette enseignante ait été particulièrement fragile psychologiquement, et que cette affaire ne dépasse pas, en fin de compte, le cas clinique, n’a eu guère d’importance pour ceux qui l’ont instrumentalisé. Ce qui compte, c’est de montrer que quiconque ose s’écarter de la doxa officielle risque gros. Comme dit le proverbe chinois : « Pour faire peur aux singes, égorge devant lui un poulet ». En l’occurrence, comme le fait l’a montré, la délation (ici, des élèves) est une arme redoutable, le peuple étant souvent le principal support du totalitarisme, qui prétend le protéger.
Il paraît que Mérimée portait cette inscription, au revers de la broche qu’il arborait : « Souviens-toi de te méfier ». Peut-être est-ce là le début de la sagesse.