La Montagne du 23 décembre affichait à la une la photographie de l’inventeur local d’un jeu de société destiné à enseigner de manière « ludique » l’orthographe aux jeunes. En légende, cette méthode, fondée sur le plaisir, était opposée au « modèle scolaire », probablement associé au désagrément. Comme l’idée d’interdire les secrets de notre langue par des moyens originaux ne saurait se justifier, loin de nous celle de critiquer une initiative qui va peut-être contribuer à en renforcer la maîtrise. Il est vrai que la tentative n’est pas sans quelque intérêt, si on s’en tient au niveau réel de nos écoliers, et non à ce qu’un discours lénifiant veut nous faire croire.
En revanche, la manière de présenter l’événement s’avère pleine d’enseignement, car apparemment, c’est un coup d’éclat, à Clermont Ferrand, que de concevoir un jeu de cartes, comme c’en fut un de prouver l’existence du vide sur le Puy de Dôme, tout proche. Mais là, il ne s’agit pas d’un vide semblable, même si la pesanteur y est en cause dans les deux cas.
Il faut en effet voir dans cette exposition, que l’on jugera assez expéditive, du problème scolaire, l’un de ces exemples, très courants dans les médias, de la légèreté journalistique, et de l’ignorance d’une caste qui se permet de parler de tout et de rien avec aplomb, sans tenter d’approfondir ce qui relève d’un prêt-à-penser aimablement fourni par des officines liés à des sources très intéressées, comme le grand marché de l’éducation tend à en susciter, avec l’aval des organisation libérales internationales, et la complaisance active de nos gouvernants. Car quoi de plus emblématique que de laisser accroire que les difficultés de l’orthographe peuvent être résolues grâce à une sorte de belotte ?
On ne manquera pas à ce titre de faire le rapprochement, dans le domaine des sciences expérimentales, avec l’initiative de Robert Charpak, qui, sous l’étiquette plaisante de « La Main à la pâte », suggérant un plaisir sensuel qui rappelle les gâteaux un peu ratés que nous essayions de confectionner durant notre enfance, a proposé de réconcilier l’écolier avec des disciplines réputées ardues. Le projet est louable, car pourquoi, a priori, la connaissance devrait-elle s’attacher au puritanisme ? Cependant, on n’a pas manqué de fixer les limites d’un protocole qui n’est, de fait, et dans le meilleur des cas, c’est-à-dire quand il n’est pas une aimable pagaïe, que l’occasion de nouer des rapports divertissants, et une fantaisie de cuisine chronophage, une amorce à un approfondissement théorique qui, lui, risque de ne pas être si propice à la délectation zygomatique. Il en va de même, d’ailleurs, de toutes ces recettes pédagogiques, qui prétendent mettre l’enfant au centre du système. Elles se réduisent souvent à une agitation divertissante, censée solliciter des compétences assez vagues, mais, in fine, il ne reste pas grand-chose quant au savoir et aux méthodes. On présuppose dans un premier temps que l’élève est capable de « construire » sa propre connaissance, prétention qui n’aboutit bien souvent, sauf pour ceux qui y sont préparés, qu’à une baisse générale du niveau scolaire, ou à une mécompréhension complète de ce qu’est le véritable travail intellectuel, qui, d’une certaine façon, ne saurait se passer de la durée, de l’effort, de la concentration, du calme, de l’abstraction nécessaire, des chaînes contraignantes de l’induction et de la déduction, de savoirs antécédents, de théorèmes, de règles intégrées et comprises, de références lexicales, conceptuelles, de modèles. Il ne serait pas non plus paradoxal qu’un labeur d’une certaine importance n’apporte, chez les meilleurs, quelque ennui, du moins n’impose cette trajectoire besogneuse et grisâtre au bout de laquelle se situe le bonheur du résultat, peut-être de la découverte.
Car, au risque de surprendre les militants de base de l’hédonisme contemporain, il existe plusieurs plaisirs, et les plus faciles ne sont pas les plus aigus. Même l’épicurisme ne va pas sans contention et effort sur soi-même, pour atteindre à l’authenticité de la félicité pure d’exister.
Dans un souci démocratique d’égalité de tous les hommes, la non-pensée contemporaine a décrété que le centre de l’individu était ce plaisir tant vanté, oubliant par là que Freud l’avait intimement lié à la postulation de mort. Sans invoquer la régression que constitue une pulsion qui empêche de saisir ce qu’est la réalité de la vie, qui est faite sans doute de plus de douleur que de satisfactions immédiates, et avec quoi il faut jouer, s’affronter, lutter, voire céder, pour grandir et devenir un homme, on fera remarquer simplement qu’il existe autant de plaisirs que de niveaux d’être, et que les plaisirs bas ne sont pas à juger selon la même aune que ceux qui se repaissent de la lumière des cimes. En effet, pour jouir de ce dernier spectacle, il est impensable de rester vautrer dans un lit, et une ascension périlleuse, âpre et douloureuse est indispensable. C’est justement ce que ne saurait souffrir notre époque, qui déteste, comme le faisait remarquer Tocqueville, toute espèce d’excellence et de supériorité. C’est pourquoi notre système éducatif, dès lors qu’il n’est requis désormais que de savoir vendre des savonnettes et des produits financiers, a renoncé à élever les jeunes gens, ce que le substantif « élève » inviterait pourtant à effectuer.
Aussi bien est-il finalement relativement aisé de concevoir une éthique, un « comportement », directement contraire aux desidera émollients d’une société oligarchique et marchande, qui ne prospère que sur la faiblesse, l’avachissement et l’abdication de ses membres.
Que formuler, comme vœux, pour la nouvelle année ? Au fond, le programme des réjouissances ressembleraient bien à la « prière des paras », magnifique imploration intempestive, trouvée sur le corps d’André Zirnheld, Parachutiste de la France Libre, mort au champ d’honneur en 1942 :
Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste
Donnez-moi ce qu’on ne vous demande jamais.
Je ne vous demande pas le repos
Ni la tranquillité
Ni celle de l’âme, ni celle du corps.
Je ne vous demande pas la richesse
Ni le succès, ni même la santé.
Tout ça, mon Dieu, on vous le demande tellement
Que vous ne devez plus en avoir.
Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste
Donnez-moi ce qu’on vous refuse.
Je veux l’insécurité et l’inquiétude.
Je veux la tourmente et la bagarre.
Et que vous me les donniez, mon Dieu, définitivement.
Que je suis sûr de les avoir toujours
Car je n’aurai pas toujours le courage
De vous les demander.
Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste.
Donnez-moi ce dont les autres ne veulent pas.
Mais donnez-moi aussi le courage
Et la force et la Foi.