Jeanne d’Arc et l’expérience de la pensée
Un historien, Dimitri Casali, rendait compte récemment d’une expérience hautement significative. Cet excellent savant évoquait une rencontre, consacrée à Jeanne d’Arc, avec quatre cents collégiens et lycéens de l’Allier. Il s’étonnait que nos jeunes élèves éprouvassent un dégoût manifeste pour la Sainte, comme si on déclenchait là quelque stimulus de rejet épidermique, que l’on ne trouve guère que quand l’intégrité physique d’un animal est mise en cause.
C’est probablement l’ampleur de ce phénomène massif qui frappe, réaction que l’on n’osera pas qualifier de culturelle, à moins d’associer fortement le « culturel » à la puissance idéologique qui force l’intelligence à se plier à des interactions de type pavlovien.
Depuis Orwell, on sait que la vertu du totalitarisme est de faire passer un Bien pour un Mal, et inversement. C’est assurément l’une des tâches réservées à l’enseignement actuel de l’Histoire, lesté de la plupart des gloires de notre Nation, attentat contre mémoire très bien dénoncé par Dimitri Casali. Au-delà des lacunes d’un programme orienté, on trouvera une des raisons de ce déni, de cette divagation pédagogique, dans la mentalité générale du personnel enseignant. Qui a fréquenté quelque peu ces spécimens savent de quoi il est question. Il est par exemple extraordinaire de constater combien la période contemporaine et ce qui l’annonce sont singulièrement prisés. Cela dénote un tropisme certain pour tous les thèmes rebattus de la propagande actuelle, les incontournables logorrhées sur la deuxième guerre mondiale, les camps de concentration, le colonialisme, le racisme, la démocratie libérale, enfin tous les tubes de nos médias qui font office de prêt-à-penser. Lorsque l’on aborde des périodes qui ont le tort et l’inconfort de présenter des modes d’être, des valeurs diamétralement différentes de celles de la modernité, des univers dérangeants, curieux, étranges, voire irritants, l’angle d’attaque, souvent anachronique, est toujours motivé par la bien-pensance. Si bien que nos jeunes gens, au sortir de l’Ecole, bien travaillés par ailleurs par l’« étude » de textes littéraires idéologiquement marqués et analysés comme on le devine, considèrent que, dans le passé, tout le monde était sale, ignorant, répugnant, que les nobles étaient des fouetteurs sadiques, les femmes des victimes pathétiques, les paysans des esclaves courbés sous le joug, les prêtres des tartuffes, et tout cela souvent, dans ces cerveaux confus, se mêlant dans un joyeux capharnaüm d’approximations chronologiques.
Enfin, la Raison apparut dans un monde dévasté… La logique mélodramatique de l’enseignement historique est présidée, en effet, par le souci de démontrer, ou plutôt à montrer, que le monde actuel est bon et bien, que le passé était un enfer, mais que le paradis était néanmoins annoncé par quelques mouvements, soubresauts, tragiques événements, porteurs de l’espoir et d’un « avenir radieux » (maintenant).
On comprend que Jeanne, monarchiste et chrétienne, n’entre pas dans cette perspective propagandiste, bien qu’elle fût, un temps, récupérée par le patriotisme républicain, désormais remisé au magasin des objets perdus. Pourtant, quel destin ! Et un itinéraire qui pourrait enthousiasmer nos jeunes, réputés avides d’idéal, de romantisme et de modèles ! Voilà donc une jeune fille, très jeune, l’âge de nos lycéens, belle aux dires des contemporains, fraîche, généreuse, un peu naïve, une héroïne de films pour ados, courageuse, ne manquant pas de jugeote ni de franc-parler, en remontrant aux autorités, aux clercs et aux vieux chnoques, qui ont le tort et l’inconfort de présenter des modes d’être, des valeurs diamétralement différentes de celles de la modernité, des univers antagonistes, dérangeants, curieux, étranges, voire irritants, guidant vers la gloire, la grandeur, de rudes routiers, des soudards, des chevaliers brutaux et expérimentés comme des commandos paras, une jeune résistante qui combat l’occupant et les collabos, une révoltée, un Che femelle n’ayant peur de rien, même de mourir… que demander de plus ! Que faut-il de plus magnifique que cette étoile filante qui se perd, dans un éblouissement céleste, dans la nuit noire de la traîtrise, de la goujaterie, du mensonge, de la roublardise, de la bassesse et de la brutalité de tortionnaires assoiffés de vengeance ! Eh bien non ! Elle se retrouve méprisée, vomie par une jeunesse qui se pique pourtant de « rebellitude », comme on « cause » maintenant.
Evidemment, outre les réflexes conditionnés, dont l’usage de la pensée véritable serait justement de se défaire, il y a l’ignorance, une bêtise sciemment cultivée par le système, comme l’on sait… C’est celle qui projette des masses hurlant, hystériques, dans de véritables journées de la haine, qui boivent, comme une éponge, le catéchisme dont on nous inonde à toute heure et en tout lieu. C’est le cerveau amolli, incapable de sortir des préjugés, des idées formatées, de ces certitudes qui rassurent, et octroient cet inestimable bien-être, ce délectable ravissement de se trouver dans le bon camp, avec la chaleur animale du prochain, du semblable, du frère, de la foule, de la communauté anonyme, en communion, en assomption, en lévitation, heureux de voler dans le ciel noir d’une « Vérité », aveuglante comme un spot benêt de discothèque.