La Russie s’identifie de manière générale à une nation eurasiatique
(Vladimir Poutine - 13 novembre 2000)
Les propos qu’a tenus Alexandre Douguine, en novembre 2006, lors du colloque de la Delta Stichting, à Anvers, et lors de la Journée de l’Identité, au Château Coloma à Bruxelles, alors qu’il parlait en sa qualité de représentant du mouvement eurasiste, ont fait apparaître chez lui une divergence de vues géopolitiques certaine avec celles du courant eurosibériste de Guillaume Faye.
Ayant averti ses auditeurs qu’il ne jugeait pour sa part aucunement souhaitable une fusion entre l’Europe actuelle et la Russie et qu’il lui préférait un partenariat privilégié, Alexandre Douguine s’est vu alors signifier publiquement la désapprobation de Pierre Vial, pour qui la réalisation de l’Eurosibérie est une condition nécessaire de la survie des peuples européens.
Cette désapprobation, Pierre Vial l’a encore renforcée dans un message qu’il a publié sur le site Internet de Terre et peuple. Il y précisait : « Il est apparu au cours des débats que l’Eurasie prônée par Douguine et l’Eurosibérie prônée par Terre et Peuple sont deux grands desseins sensiblement différents : Douguine propose une Eurasie voisinant en bonne harmonie avec l’Europe occidentale, tandis que Terre et Peuple veut une Eurosibérie qui soit un seul bloc ethniquement homogène. »
Toutefois, au-delà de ce désaccord, nous nous devons de souligner qu’un des objets essentiels d’Alexandre Douguine et de son courant de pensée eurasiste est, tout comme il l’est pour nous, de faire obstacle à la globalisation qui, selon l’expression de René Guénon, « solidifie le monde et l’étouffe dans ses potentialités ». Mais qu’est-ce véritablement que l’eurasisme?
USA contre Eurasie
L’idée eurasiste est, avant tout, une Weltanschauung (conception du monde) qui se caractérise par une alliance entre la Tradition et la Modernité. L’ eurasisme est une réponse-réaction à l’américanisation grandissante du monde, à ce processus qui, émoussant la vitalité des peuples, les fait entrer dans un totalitarisme de fm de l’histoire. Par la voie d’une morale droit-de-l’hommiste et d’une technique orwellienne, 1 ‘humanité, privée de la puissance de réaliser un destin traditionnellement et historiquement pluraliste, se voit réduite à une activité mécanique sans horizon.
Il faut toutefois souligner que, à la différence des premiers eurasistes (le Comte N.S Troubetzkoy, P. Savitsky) qui, dans les armées trente, s’axaient sur l’opposition Occident vs Humanité, ce sont ici les Etats-Unis qui sont clairement désignés comme l’ennemi prioritaire, par leur prétention à servir de paradigme universel et hégémonique. Ils sont l’incarnation d’une Atlantide inversée, sombre et fantomatique, « qui s’est consacrée à faire revenir l’âge d’or, au moyen d’un matérialisme outrancier, mais de laquelle émane une odeur de continent-tombe» . Dans cette perspective proprement métaphysique d’incarnation, la redécouverte de l’Amérique par Christophe Colomb apparaît comme un signe armonciateur de la décadence des peuples. Thalassocratie et atlantisme y sont synonymes.
L’affrontement n’est donc pas ici d’ordre simplement politique ou métapolitique, mais d’ordre métaphysique. On est mis en présence de deux pôles géopolitiques majeurs : les Etats-Unis, avec leur conception unipolaire du monde, triomphe de la raison, et l’Eurasie, avec une conception pluraliste de la dimension surnaturelle des cultures, dans une opposition qui évoque les deux hémisphères du cerveau. Dans cette lutte, se joue le destin du monde suivant l’alternative: une société ouverte ou une société fermée, selon la terminologie de Karl Popper .
Pour l’ordonnancement de ce combat, Alexandre Douguine identifie les zones géopolitiques les plus importantes dans le monde. Une cartographie de ces zones est disponible sur l’internet . Le monde doit se penser en sphères ou zones d’influence, selon des courants de puissance, privilégiant la multipolarité. Chacun des pays qui font partie d’une même sphère doit s’attacher à s’accorder avec les autres pays de sa sphère, pour gérer au mieux leurs destins autonomes, afin de préserver leur modèle civilisationnel propre et de se développer selon leur seule volonté.
Sans nier pour autant le facteur racial, les eurasistes considèrent que le sol est plus important que le sang, en tant que facteur de destin commun. Toutefois, ce facteur ne peut à l’évidence constituer un déterminant décisif, puisque les Américains, qui sont pour une large majorité encore des Indoeuropéens, devraient dès lors développer à notre égard une stratégie, non pas agressive, mais conciliante. C’est pour la même raison que les eurasistes entendent développer un dialogue constructif entre les différentes croyances traditionnelles de l’ancien empire russe -orthodoxie, islam, judaïsme, bouddhisme-, s’inscrivant ainsi justement dans la ligne de penseurs comme René Guénon ou Julius Evola et dans celle de la tradition russe. Lorsqu’il s’agit de reconstituer l’Empire, c’est une ‘philosophie du lieu’ qu’on oppose à la modernité indifférenciée.
Le monde asiatique
La Russie n’est ni européenne ni asiatique, elle est eurasienne. On évoque à cet égard un point crucial de l’eurasisme : l’apport fondamental des Mongols à la Russie. L’ayant conquise, ils lui ont conféré une portée géopolitique nouvelle, parente -au niveau de la symbolique- de l’aigle bicéphale russe qui regarde à la fois vers l’ouest et vers l’est.
L’importance de l’héritage de Gengis Kahn (1167-1227) dans la Russie du 16e siècle a été réévaluée sous l’influence de l’historien Lev Gumilev (1912-1992), qui voyait, à l’inverse de l’historiographie en cours, dans l’invasion mongole du 13e siècle un apport positif et même fécond: elle a fonctionné comme un catalyseur de l’identité nationale et elle a suscité un barrage, à la fois militaire et spirituel, contre l’influence néfaste de l’occident.
Comme le confirme Nicholas V. Riasanovsky dans son Histoire de la Russie, des origines à 1996, les Eurasiens récusent des termes tels que ‘le joug tatar’ et ils voient la naissance de la Russie dans le remplacement du khan de la Horde d’Or par le tsar de Russie, avec un déplacement du centre, du khanat vers Moscou.
Durant l’occupation mongole, la Russie, isolée politiquement, ne connaît ni les croisades, ni la chevalerie, ni même la Renaissance. Le pays est, durant cette période, comme maintenu à l’écart de l’histoire européenne. Il se structure dans d’autres formes, celle du système d’administration mongol qui accélère la centralisation du pays. Le Tsar et l’Etat moscovite seraient donc, dans leur conception autocratique, puissante et auto-disciplinée de l’Etat, comme les continuateurs du Khan et de la Horde. Les institutions, le droit, la psychologie de la Russie moscovite feraient ainsi partie de l’héritage de Gengis Khan.
Paradoxalement, l’occupation mongole n’a pas remis en cause l’héritage de Byzance et la vocation de Moscou d’être la troisième Rome. Dans la légende orthodoxe, cette époque est précisément liée au caractère sacré de la Sainte Russie et à l’élévation de Moscou au rang de Troisième Rome, après la chute de Tsargrad et la fin de l’Empire byzantin. La mission sacrée de la Russie s’exprimait dans l’affirmation de sa culture eurasienne, d’un système social original, distinct dans ses traits principaux de ceux des pays de l’Occident catholique et protestant.
Suivant en cela la pensée de Nicolaï Alekseiev, auteur des Théories de la loi eurasienne, les eurasistes considèrent le despotisme oriental pratiqué par Byzance, et par la Russie sous l’influence des Tatars, comme synonyme d’une société de devoirs, authentiquement gibeline. Elle est en cela exactement le contraire de la société occidentale ou des régimes libéralo-démocrates, fondés sur un idéal-type puisé dans l’Ancien Testament et dont l’Etat de droit est le pendant. C’est un modèle en déséquilibre, tel un anti-État dans l’Etat.
Le parti politique Eurasia
Ce parti politique et social, qui a été fondé en 2002, opte pour une Union eurasienne (analogue à l’URSS, mais sur de nouvelles bases idéologiques, économiques et administratives), qui sera graduellement étendue à d’autres régions de l’Asie centrale, suivant un axe Moscou-Téhéran-Delhi-Pékin et qui pourrait se réaliser selon deux possibilités de blocs continentalistes:
- la petite Eurasie : Etat unifié sur le fondement de la Russie, du Khazakstan, de l’Ukraine, de la Biélorussie, des états de l’Asie centrale, de la Mongolie, des trois républiques baltes et, peut-être, des états balkaniques.
- la grande Eurasie: Réunion de la Turquie à la petite Eurasie.
En vue de la réalisation de ce projet, de nombreux contacts ont été pris, qui sont déjà opératifs avec les pays de l’ancien bloc soviétique, tels l’Ukraine ou le Khazakstan, et avec la Turquie. L’Europe ne serait pas laissée à l’écart, mais on ne lui réserve que des relations privilégiées, dans le cadre de partenariats divers, économiques, militaires, etc. Toutefois le sigle du mouvement est révélateur, qui englobe tout l’ancien continent, mais avec un rayonnement fort centré sur l’est.
Sur le plan économique, le bloc eurasiste est un mouvement anti-mondialiste, qui mise sur une autarcie, dans un fédération de régions. L’Etat eurasien n’a à intervenir que dans les dossiers essentiels et strictement politiques.
En matière politique, le mouvement eurasiste est soucieux, en bonne logique conservatrice révolutionnaire, d’éviter de se faire étiqueter de droite comme de gauche. Il se définit lui-même de centre radical, avec comme objectif suprême de maintenir l’équilibre entre la préservation d’un pouvoir efficient et la préservation du Peuple.
A vrai dire, le dilemme que croient avoir à résoudre les eurasistes n’est pas nouveau du tout. Les problèmes que pose à la Russie le fait d’être étirée entre l’ouest et l’est ont marqué son histoire
depuis quatre siècles. C’est ce facteur d’instabilité que les eurasistes prétendent éliminer en affmnant que la Russie est une nation eurasienne. C’est dans cette optique qu’Alexandre Douguine réduit l’idée eurosibérienne à des perspectives de partenariats. C’est bien sûr l’histoire qui devra trancher. Mais pouvons-nous, pour notre part, faire l’impasse d’une pensée foisonnante et singulière, dont l’orientation est multipolaire, comme la nôtre. A défaut de pouvoir embrasser des frères, ne devons nous pas faire tous nos efforts pour nous concilier ces cousins.