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Gehazi
Julian Moore |
Histoire :: Pays anglo-saxons
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Introduction
Cet article traite d’un seul poème de Rudyard Kipling – « Gehazi », écrit en 1915 et publié formellement pour la première fois dans son recueil de poèmes, The Years Between, en 1919 [Methuen, Londres]. Le poème, présenté par Kipling sans commentaire explicatif, a été presque ignoré par les critiques, et pourtant il est porteur de profondes significations culturelles, et est intéressant du point de vue des nombreux thèmes de l’idéologie dominante des années précédant immédiatement la Première guerre mondiale. Dans cet article, j’examine le poème dans le contexte de son arrière-plan social et politique pour montrer que sa production s’insérait dans la culture politique de l’époque. J’analyse aussi la manière dont le texte est inséparable de son environnement culturel non-littéraire, concernant le contenu du poème et, plus particulièrement, ses modes de production.
Le contexte historique
La date de publication d’avril 1919 n’était pas propice. La Grande Guerre venait de se terminer, laissant une grande partie de l’Europe ravagée et psychologiquement traumatisée. La Grande-Bretagne devait encore faire face à une génération d’hommes et de femmes revenant de la guerre dans divers états de stress, ainsi qu’au vide émotionnel laissé par ceux qui étaient morts. Kipling lui-même avait perdu son fils à Loos en 1915 et regardait avec horreur l’Angleterre, dont il avait loué si fort les aspirations nationales vingt ans plus tôt, sombrer dans le chaos social et politique.
Réponses critiques de l’époque
On aurait pu s’attendre à ce qu’un nouveau recueil de poèmes du poète le plus populaire de Grande-Bretagne soit salué avec une adulation proche de l’hystérie. The Years Between, cependant, se heurta à des objections critiques disant la muse de Kipling l’avait quitté, et qu’un poète d’une époque antérieure ne devrait pas imposer sa politique obsolète à son lectorat. Le Spectator [5 mars 1919, p. 563] notait « un manque de vitalité » dans le recueil, alors que T.S. Eliot, présentant The The Years Between dans The Athenaeum, remarquait : « …l’arrivée d’un nouveau recueil de ses poèmes a peu de chances de soulever la moindre ride à la surface de notre intelligentsia de la conversation, qui était bien trop occupée à mesurer consciemment leur vie dans des cuillères à café pour le remarquer. » ['T.S.Eliot, 'Kipling Redivivus', Athenaeum, mai 1919, p. 297, cité dans A. Parry, The Poetry of Rudyard Kipling, Open University Press, Londres 1992, p. 107. L’opinion d’Eliot changea au cours des deux décennies suivantes : il devint un membre fervent de la Kipling Society et écrivit une introduction à un recueil des poèmes de Kipling en 1941.]
The Years Between
Le recueil n’était pas du tout la poésie animée et familière que l’Angleterre avait l’habitude d’attendre de Kipling. The Years Between contient quarante-cinq courts poèmes, qui étaient presque tous politiquement motivés par le besoin de Kipling de rallier le public aux causes qu’il épousait avec tant de ferveur – celles de la misogynie, de la xénophobie, de l’antisémitisme, du chauvinisme et de la politique de la droite radicale [des preuves textuelles de ces traits peuvent être trouvées dans toute l’œuvre de Kipling et ont été remarquées par presque tous ses critiques]. Certains critiques se laissèrent convaincre. Chevrillon, par exemple, trouva que The Years Between était « le dernier grand affleurement du granite sous-jacent, la base morale profonde de l’Angleterre » [Chevrillon A., Three studies in English Literature, Heinemann, 1923, cité dans the Kipling Journal 4/43] ; mais la plupart furent d’accord avec Laski pour dire que le recueil symbolisait la « grandiloquence nocive et… l’ambition » d’une époque révolue. [Laski H., Daily Herald, 30 août 1930, cité dans le Kipling Journal 15/5.]
L’arrière-plan
Les forces politiques qui avaient modelé les poèmes de Kipling venaient de deux fronts principaux : le bruit de bottes nationaliste européen qui avait jeté ses participants dans la boue de France et des Flandres, et les chamailleries incessantes des Libéraux et des Tories à Westminster. Tous les poèmes du recueil sont consacrés à un aspect ou un autre de ces deux champs de bataille, littéral et figuratif, et tous expriment l’indignation de Kipling devant la direction que l’Angleterre et ses dirigeants avaient prise.
Gehazi et son arrière-plan politique
Aucun des poèmes n’est plus typique de la condamnation par le poète de la politique intérieure que « Gehazi » – que Lord Blake a appelé « l’un des plus grands poèmes de haine de langue anglaise » [Lord Blake cité dans Seymour-Smith M., Rudyard Kipling, Macdonald, Londres 1989, p.169.]
« Gehazi » comprend cinq courtes strophes écrites dans la tradition de la ballade anglaise dans laquelle Kipling excellait. Le titre vient du nom d’un personnage de l’Ancien Testament, le premier d’un grand nombre d’exemples des références textuelles qui marquent cette œuvre particulière. Le chapitre 5 du Second Livre des Rois contient l’histoire du serviteur corrompu d’Elisha, Gehazi, qui profita de sa position privilégiée pour s’enrichir financièrement et qui fut condamné par son maître à être un lépreux à cause de sa conduite. Le « Gehazi » du poème de Kipling est Sir Rufus Isaacs, qui devait devenir plus tard Lord Reading, un politicien libéral corrompu qui personnifiait tout ce que Kipling méprisait chez les membres du gouvernement libéral de Herbert Asquith. « Gehazi » est une condamnation virulente d’Isaacs, une personnification aussi méchante que Sporus dans l’attaque de Pope contre Hervey [Pope A., Epistle to Dr. Arbuthnot.]. Mais Isaacs n’était pas « du lait d’ânesse ». Il était l’une des figures majeures d’un scandale politique édouardien qui consterna le public britannique à cause de son usage flagrant de hauts postes officiels pour obtenir un gain personnel. Les références au scandale sont nombreuses dans la presse britannique, et sont de nouveaux exemples de la manière inextricable dont le poème est inséré dans la matrice contextuelle de la politique britannique et de la culture populaire.
Rufus Daniel Isaacs était presque exactement un contemporain de Kipling et venait d’une riche et talentueuse famille juive avec une longue tradition dans le milieu juridique. Membre du Parlement depuis les jours grisants du ministère de Gladstone, il avait été fait chevalier en 1910 et était devenu ministre de la Justice dans le gouvernement libéral de Asquith après leur victoire électorale écrasante en 1906. Il était apparemment un membre compétent du Cabinet, mais était détesté par l’opposition Tory dont l’antisémitisme était toujours prêt à se manifester depuis la récente affaire Dreyfus en France qui avait été très proche des sensibilités de la classe dirigeante britannique traditionnelle. Lytton Strachey parlait au nom de l’establishment conservateur lorsqu’il parlait du gouvernement libéral de l’époque comme étant « un gouffre d’iniquité teinté de la pire sorte d’hébraïsme » [Strachey L., lettre à Lady Buxton 8 mai1919, citée dans Bentley M., The Liberal Mind 1914-1929, Cambridge University Press, Cambridge 1977, p. 82.]
Il est important de comprendre les méandres de l’arrière-plan politique de « Gehazi » parce que sans eux le poème semble être une autre des œuvres obscures ultérieures de Kipling, ennuyant les critiques et laissant les lecteurs perplexes. Il est nécessaire de commencer par les lentes et tortueuses machinations de l’Empire qui avaient occupé l’administration britannique pendant un siècle, et d’examiner les facteurs qui conduisirent à l’explosion réactive d’indignation de Kipling devant la corruption dans les hautes sphères gouvernementales.
Le scandale Marconi
La Sixième Conférence Impériale fut tenue à Londres en 1911 pour discuter entre alliés des questions de défense concernant l’Empire dans son ensemble avec la Grande-Bretagne à sa tête. L’une des propositions principales fut d’établir une « Chaîne Radio Impériale » utilisant la nouvelle invention radio de Marconi, qui relierait l’Empire et les Dominions pour des buts défensifs contre les menaces possibles de la puissance militaire croissante de l’Allemagne, du Japon et des USA. Le contrat pour l’établissement du réseau fit l’objet d’un appel d’offres et en mars 1912 Herbert Samuel, le ministre des Postes, accepta l’offre de la British Marconi Company, le contrat devant encore être ratifié par le parlement.
Les actions de la Société Marconi montèrent en flèche et les rivaux commencèrent à contester la propriété du processus d’offre. A cause des rumeurs parcourant le marché, selon lesquelles des ministres avaient profité des transactions en actions, la ratification parlementaire fut retardée d’août à octobre 1912. Entretemps, Cecil Chesterton, co-directeur de l’hebdomadaire Eye Witness, affirma que le ministre des Finances, Lloyd George, le ministre de la Justice Sir Rufus Isaacs, et Lord Murray, un récent « Chief Whip » libéral [= parlementaire responsable de la discipline de vote, NDT], avaient tous usé de leur connaissance à l’avance du contrat pour profiter des transactions en actions de Marconi et des sociétés associées.
Quand la date d’octobre pour la ratification par les Communes fut décidée, la Chambre nomma un comité restreint pour enquêter sur les rumeurs répandues de connivence et de corruption parmi les membres du gouvernement de Sa Majesté. Le comité fut constitué, comme c’était l’usage, d’une majorité du gouvernement libéral et d’une minorité de l’opposition des Tories. L’enquête blanchit Samuel de toute implication, mais trouva que Lloyd George, Isaacs et Lord Murray avaient tous acquis des parts dans la branche américaine de Marconi, mais seulement après que l’appel d’offre ait été lancé. Ce dernier avenant était important puisqu’il niait en fait toutes les accusations de connivence directe ou d’opérations internes dans des actions de radio.
La section tory du comité d’enquête insista pour ajouta un rapport de la minorité aux conclusions générales. Ce rapport disait que l’intérêt des ministres avait été « matériel bien qu’indirect » et que les ministres avaient « manqué de franchise ». Le propre cabinet de Asquith considérait que « leurs affaires avaient été certainement indiscrètes et presque inconvenantes. En même temps [ils étaient] peu disposés à recevoir un blâme formel ». [David E. (ed), Inside Asquith's Cabinet: from the diaries of Charles Hobhouse, John Murray, Londres 1977, p. 139]
La séance parlementaire qui devait décider du contrat devint le théâtre d'un affrontement et d'invectives entre partis. Un amendement tory à la motion d'origine pour accepter l'offre de Marconi fut exprimé dans une formulation typiquement arrogante à la Bonar Law [politicien britannique] qui aurait rendu impérative la démission des ministres concernés, mais il fut rejeté pour des motifs de partis
En février 1913, le journal français Le Matin accusa ouvertement Isaacs et Samuel d’utiliser leur connaissance privilégiée pour leur profit. Une action en diffamation fut lancée et une rétractation fut publiée, mais pas avant qu’Isaacs ait été obligé d’admettre qu’il avait agi sur la recommandation de son frère Harry pour acquérir dix mille actions dans la Marconi américaine. Il avait ensuite vendu quelques-unes de celles-ci à Lloyd George et à Lord Murray. Samuel lui-même commenta à l’époque dans une lettre à Isaacs que ce n’était « pas une bonne chose pour la communauté juive que les deux premiers Juifs à être entrés dans un Cabinet britannique soient empêtrés dans une affaire de ce genre » [Samuel H., lettre personnelle à Rufus Isaacs, 8 août 1912, citée dans Hyde H., Lord Reading, Heinemann, Londres 1967, p. 130], particulièrement parce qu’Isaacs, en tant que ministre de la Justice, avait juré de :
…prête serment de juger le pays
Sans être lié par un don d’argent
Ni, plus vil, par le pot-de-vin secret
D’une information rapportant un profit
Sur un marché boursier.
A ce moment la presse britannique, presque exclusivement aux mains de partisans des Tories, créa :
« un écran de fumée de rumeurs et d’insinuations de presse [qui] troubla le public avec des suggestions de corruption grave » [Ensor R., England 1870-1914, OUP, Oxford 1936, p. 458]
Bien qu’Isaacs ait été officiellement acquitté de corruption réelle, toute l’affaire se retourna contre Asquith dont le piètre jugement fut à nouveau mis en évidence lorsqu’il confirma Isaacs comme président de la Haute Cour de Justice à la fin de 1913,
…si respectable à regarder,
En écarlate et en hermines
Et chaîne dorée d’Angleterre.
La réaction de Kipling
Ce fut ce dernier acte qui indigna tant Kipling, « un critique efficace de la paresse décadente » [Judd D., Lord Reading, Weidenfeld, Londres 1982, p.111], au point de chercher un équivalent littéraire pour accuser Isaacs. « Gehazi » fut écrit comme une réaction indignée à cette nomination, et mis en circulation parmi les nombreux amis de Kipling dans la droite radicale et les Co-Efficients [club de réformateurs sociaux créé en 1902, NDT], résumant leur position commune sur l’influence subversive de la juiverie internationale et sur le caractère déplacé de la promotion d’Isaacs. Par cette distribution privée et furtive de son poème, Kipling utilisait un mode informel de production littéraire dans un essai de renverser le gouvernement. Il est intéressant de comparer cela à sa méthode habituelle consistant à se prononcer politiquement sur tout événement qui lui semblait digne de commentaire. Normalement il mettait rapidement ses opinions en poèmes et les envoyait à l’un des journaux, souvent le Morning Post ultraconservateur, avec instruction que le poème soit publié aussi vite que possible. L’importance de Kipling comme figure littéraire signifiait que son travail était accepté sans contestation, généralement accompagné par un long commentaire éditorial appuyant ses vues.
Comme le grand public, Kipling voyait Isaacs comme un officiel vénal dont les crimes avaient été blanchis par ses amis politiques. Sa nomination au plus haut poste judiciaire du pays était vue comme un autre exercice cynique inexcusable de pragmatisme politique par Asquith qui restait « en équilibre sur des équivoques » [Ensor R., op. cit., p. 454], et exacerbait les sentiments antisémites des Tories qui avaient été relativement en sommeil.
Comme si la nomination au plus haut poste judiciaire du pays n’était pas suffisante après les bouleversements du scandale Marconi, peu de temps après Isaacs utilisa sa position pour s’associer à un autre juge afin de disculper un ministre du cabinet libéral impliqué dans un procès en diffamation intenté contre lui à la suite du contrat Marconi d’origine. Kipling fit la remarque ironiquement :
Jure maintenant, Gehazi,
Qu’aucun homme ne parlera
En secret avec ses juges
Pendant que son procès est instruit.
De crainte qu’il leur montre une raison
De garder une question cachée,
Et qu’il conduise subtilement les questions
Loin de ce qu’il a fait.
Le président de la Haute Cour, aux yeux de Kipling, des Tories et du grand public, était allé trop loin dans ce qui semblait être une collusion judiciaire flagrante et, plus important, avait été vu en train d’aller trop loin. Le « miroir de la droiture » était devenu « un lépreux blanc comme neige », dont les crimes étaient devenus :
Les furoncles qui brillent et se creusent,
Les plaies qui suintent et saignent
Autres scandales
Les furoncles et les plaies ne quitteraient pas Asquith, Isaacs et Kipling. Un autre scandale financier impliquant un autre membre libéral juif du Parlement fut encore blanchi par Asquith, et Isaacs s’accrochait aux basques de David Lloyd George, le ministre des Finances qui, pour Kipling, personnifiait tout ce qui était mauvais et vaniteux dans l’économie et les réformes sociales en général [« La ville du pognon » de Kipling fut une explosion de rage contre le budget de Lloyd George en 1909 qui menaçait les fondements économiques de la classe dirigeante britannique traditionnelle], et dans les Libéraux en particulier :
…de suivre Naaman
Pour lui dire que tout va bien,
C’est ainsi que mon zèle a fait de moi
Un juge en Israël.
Bien que Isaacs fut vu par au moins un historien comme « un juriste de grande réputation avec une tête froide et une longue vue » [Spear P., A History of India, Penguin, Harmondsworth, 1965 p.192], et qu’il fut plus tard nommé Vice-roi des Indes [comme Vice-roi, Isaacs eut l’honneur douteux d’être le premier administrateur britannique à emprisonner Gandhi, et à troubler le fragile accord hindou/musulman de 1916], les scandales concernant ses opérations financières et sa collusion judiciaire présumée le suivirent jusqu’à la fin de sa carrière parlementaire. En tant que Lord Reading, politicien libéral, il est devenu une note mineure dans le contexte politique du premier tiers de ce siècle ; mais en tant que « Gehazi », il a été immortalisé par un Kipling furieux dans ce que Seymour-Smith, l’un des plus récents biographes de Kipling, a estimé être « l’un des derniers poèmes écrits en Grande-Bretagne pour le petit peuple scandalisé » [Seymour-Smith M., Rudyard Kipling, Macdonald, Londres 1989, p.169].
Le rôle de Kipling
Kipling ne pouvait pas être inconscient de l’effet que produiraient ses poèmes, quel que soit leur mode de distribution. Il avait vu à quel point son « Mendiant à l’esprit absent » avait bien exprimé en mots les passions militaristes du public britannique au début de la guerre des Boers, et à quel point son poème France avait influencé les sentiments d’amitié envers un rival traditionnel. En tant que figure littéraire majeure qui avait été glorifiée pour ses opinions ouvertement chauvinistes, chaque poème qu’il publiait était considéré comme un chapitre de l’évangile par ceux qui étaient encore captivés par les rythmes grisants et les slogans de son œuvre. Son lectorat, d’autre part, était presque certainement inconscient de la nature contingente de son poème politique ; de la manière dont elle incluait Hansard, l’hystérie antisémite de Belloc et des autres, les allusions bibliques, les transcriptions judiciaires des affaires contemporaines, les lettres et les journaux des figures politiques de l’époque, et une quantité de déclarations de presse sur des sujets associés.
Il est aussi intéressant de noter ici que le contenu de « Gehazi » ainsi que le fait réel de sa production sont subversifs et conservateurs en même temps. Le contenu du poème est subversif en ce que Kipling tenta tout à fait délibérément d’attaquer le pouvoir du gouvernement de l’époque et, si possible, de discréditer cet organisme. La distribution limitée initiale du poème à une clique tory de même mentalité était aussi un acte politiquement subversif en ce qu’elle visait à ce que le sujet, Isaacs, président de la Haute Cour d’Angleterre, devienne un objet de mépris politique et de ridicule personnel.
D’autre part, l’antisémitisme faisait tellement partie de l’idéologie dominante britannique que « Gehazi » peut être vu comme soutenant l’imposition des valeurs traditionnelles d’une classe de propriétaires terriens qui, bien que n’étant pas au gouvernement, détenait encore la majorité du pouvoir réel en Grande-Bretagne. Malheureusement pour Kipling et la droite radicale, leur propre idéologie fut subvertie à son tour par une presse populaire qui voyait plus de profit à rapporter les horribles réalités de la Grande Guerre et de ses suites qu’à exprimer la rhétorique nostalgique d’une opposition conservatrice.
Seymour-Smith est d’avis que « Gehazi » n’est pas un texte antisémite du genre de ceux, par exemple, que Belloc et Maxse [directeur de presse conservateur, NDT] produisaient à l’époque. Il soutient que l’arrangement du poème dans le style de l’Ancien Testament n’est pas du racisme déclaré, mais une tentative de placer la corruption d’Isaacs dans un contexte littéraire bien connu et, peut-être, de rendre son message plus légitime. Il affirme que « le roublard nommé pour rendre la justice à tous est dénoncé comme le lépreux social que son ambition le conduit à être ».
Néanmoins, le fait même de l’expression en poème n’explique pas la véhémence hystérique de la rancune dans « Gehazi ». Il est probable que Kipling passait sa rage non seulement sur la nomination d’Isaacs mais aussi sur tous les Libéraux et leur machine de parti. En avril 1914 il parla à un rassemblement public à Tunbridge Wells, où il condamna les Libéraux comme étant des « escrocs ordinaires » dont le seul but était de « continuer à jouir de leurs propres salaires ». Son blâme public était fonction de ses valeurs conservatrices extrêmes : des valeurs qui s’élevaient contre la mort de sa croyance impériale musclée dans la politique étrangère des Libéraux, et qui méprisaient la plate-forme du Home Rule [= l’autonomie] comme étant une forme moderne de maiestas [la trahison par subversion sous l’Empire romain. Parler d’une manière blessante de la machinerie ou des buts de l’empire était punissable de mort]. C’est ce qu’il percevait comme la diminution de la puissance et de la majesté de l’Empire britannique que Kipling appelait « la menace de la lassitude morale » [Kipling R., 'A Thesis' in A Book of Words, Freeport Press, New York 1928, p.188], et qu’il rejetait avec tant de véhémence.
Kipling voyait les Libéraux en général, et Isaacs en particulier, comme des propre-à-rien fainéants et immoraux, comme des « Fils de Marie » par opposition aux « Fils de Marthe » effacés et toujours à la peine qui servaient aux avant-postes de l’Empire, ou qui étaient perdus dans les tranchées de France. Le groupe de la droite radicale, dont Kipling était un membre actif, méprisait toute forme de pragmatisme politique parce que celui-ci niait le devoir de servir la nation et l’Empire de la manière dont Kipling lui-même l’avait immortalisé dans son canon indien. La croyance au service désintéressé était une fonction descendante de l’éthique du collège britannique, d’un désir presque monastique d’apporter l’expérience des douches froides et des prières du matin aux nouveaux dominions et aux extrémités de la carte écarlate de l’Empire. Echapper à son devoir était impensable et, ce qui était pire, ce n’était pas britannique.
Réponses critiques
Contrairement à la tempête politique qui suivit la distribution initiale informelle de Gehazi, son inclusion dans la publication formelle de The Years Between passa sans commentaires. Le poème fut ignoré par les critiques littéraires, dont la plupart étaient trop occupés à éreinter les opinions sociales révisionnistes de Kipling pour remarquer les implications de ce qui était, en fait, un manifeste de la droite politique. « Gehazi », avec « The City of Brass » [La ville du pognon], furent des hurlements de protestation conservateurs dans le désert libéral mais furent dédaignés, peut-être, à cause de ce qui était considéré comme leur manque de pertinence vis-à-vis d’une société qui était occupée à ranimer une population déchirée par la guerre.
A la lumière de l’attaque politique de Kipling contre une figure publique bien-connue, il est curieux qu’aucun des commentateurs ultérieurs de Kipling n’ait accordé plus qu’une allusion en passant à « Gehazi » et à ses sentiments haineux. Anne Parry, la critique de Kipling publiée la plus récemment [Parry A., op. cit.], n’y fait pas allusion du tout, alors que l’un de ses biographes, Seymour-Smith, le qualifie de « satire sauvage » [Seymour-Smith M., op. cit., p. 168], dans laquelle « l’indignation, pas juste mais simplement justifiée, génère ses propres valeurs » [ibid. p. 169].
Cette opinion semble ignorer la base politique du poème, le regardant comme un jugement sommaire sur un comportement personnel avec lequel Kipling est en désaccord, plutôt qu’une tirade qui résumait les propres frustrations personnelles et politiques de Kipling vis-à-vis d’un gouvernement engagé dans une réforme sociale de l’ordre ancien avec lequel Kipling s’identifiait si étroitement. C’est peut-être cette interprétation très commune qui conduisit à une incompréhension générale de l’importance culturelle de la production littéraire de « Gehazi ». Les critiques semblent avoir ignoré le contenu idéologique contextuel du poème, qui est certainement aussi important que l’attaque personnelle contre Isaacs. Par contre, Brock, un ardent supporter de l’œuvre de Kipling, a dit de ses publications entre 1910 et 1920 que « son incompétence politique demeure stupéfiante » [Brock M., « Outside his art », dans the Kipling Journal, mars 1988, p.23]. Bien que Brock se réfère à des déclarations sur le Home Rule irlandais et la question des espions allemands en Angleterre, sur lesquels Kipling était paranoïaque, le commentaire est certainement applicable à ses vues conservatrices sur les Juifs, les Libéraux et la réforme sociale.
Un autre biographe, Lord Birkenhead, ne fait pas référence du tout à Isaacs, à « Gehazi », ni à la nomination judiciaire qui provoqua les poèmes controversés. Cette omission pourrait être due au fait que Lord Birkenhead était le fils de F.E. Smith, un ministre tory bien connu à l’époque, qui aurait certainement été l’un des destinataires de la circulation privée de « Gehazi », et qui aurait aussi pris part à l’antisémite chasse aux sorcières que les Tories employèrent à l’intérieur et à l’extérieur du Parlement [Birkenhead, Lord, Rudyard Kipling, Weidenfeld, Londres 1978, p. 258.].
Même la biographie définitive d’Isaacs, écrite par son fils en 1942 [Reading, Marquess of, Rufus Isaacs, Hutchinson, Londres 1942], ne contient aucune référence à une controverse entourant la nomination de son père au poste de Président de la Haute Cour, encore moins à Kipling ou à « Gehazi ». Cette omission délibérée semble indiquer un embarras de la famille concernant toute l’affaire – peut-être pour la même raison qui poussa Isaacs lui-même à ne pas poursuivre Kipling en diffamation pour la publication de The Years Between en 1919.
Kipling lui-même, dans son autobiographie moins que sincère, Something of Myself, ne mentionne rien de la politique dans laquelle il fut si ouvertement impliqué dans les vingt premières années du siècle. Cela ne peut pas être parce que son adhésion à la politique de droite aurait été sans importance pour lui, puisqu’il maintint ses liens politiques jusqu’à sa mort vingt ans après qu’il ait écrit « Gehazi ». Ce pourrait être du fait que l’antisémitisme était devenu, en 1936, une moindre caractéristique de la droite à cause des actions des gouvernements fascistes de l’Allemagne et de l’Italie dans les années 1930. Ce pourrait être du fait que toute la période de la guerre était devenue une époque à oublier à cause de la propre expérience amère de Kipling avec la mort de son fils. Quelle que soit la raison, un texte politique important a été ignoré par son créateur et mal interprété par ses critiques. Bien que « la poésie est condamnée comme ‘politique’ quand nous sommes en désaccord avec la politique » [Eliot T.S., 'Introduction' dans A Choice of Kipling's Verse, Londres, Faber 1941, p.7], dans le cas du « Gehazi » de Kipling il est impossible de séparer la politique de la poésie, que le lecteur soit d’accord ou pas avec les sentiments du texte, des sentiments que Orwell rejeta comme « éthiquement dégoûtants ». Kipling a associé tant de fibres de son propre milieu social à une œuvre de vitupération que la production réelle de l’œuvre et ses modes de distribution ultérieurs deviennent culturellement plus importants que l’œuvre elle-même.
Quelques conclusions
« Gehazi » est un bon exemple de la manière dont un texte peut être vu non seulement pour refléter sa culture d’origine en étant constitué par celle-ci, mais aussi pour y contribuer d’une manière récursive en effectuant un changement à l’intérieur de la culture elle-même. Si nous pouvons regarder un texte comme étant une articulation du contexte, alors « Gehazi » reprend les fils d’un discours social contextuel particulier qui était haineux, raciste et avant tout préoccupé par les structures de pouvoir de l’époque. En remodelant et en recentrant l’intention idéologique de la droite, Kipling fut responsable, et pas pour peu, de l’effondrement politique d’un gouvernement libéral démocratiquement élu, peu après la première publication du poème.
« Gehazi » cristallise la puissance du poème dans l’action. C’est ainsi qu’un poète s’occupa non pas de sauver le monde, comme Aristophane l’aurait souhaité, mais de le faire reculer de dégoût, puis de changer violemment. Peu de poètes peuvent revendiquer l’autorité d’engendrer une telle perturbation sociale.
© Julian Moore 2006 All rights reserved
Gehazi
Rudyard Kipling (1915)
D’où viens-tu, Gehazi,
Si respectable à regarder,
En écarlate et en hermines
Et chaîne dorée d’Angleterre ?
« De suivre Naaman
Pour lui dire que tout va bien,
C’est ainsi que mon zèle a fait de moi
Un juge en Israël. »
Très bien, très bien, Gehazi !
Etend ta main toute prête,
Tu viens juste d’échapper au jugement,
Prête serment de juger le pays
Sans être lié par un don d’argent
Ni, plus vil, par le pot-de-vin secret
D’une information rapportant un profit
Sur un marché boursier.
Cherche et explore, Gehazi,
Tout ce que tu peux tenter,
La réponse exacte et bien pesée
Qui dit le plus noir mensonge -
La vertu tapageuse et inquiète
La colère feinte à volonté,
Pour intimider un témoin
Et faire en sorte que la Cour reste sereine.
Jure maintenant, Gehazi,
Qu’aucun homme ne parlera
En secret avec ses juges
Pendant que son procès est instruit.
De crainte qu’il leur montre une raison
De garder une question cachée,
Et qu’il conduise subtilement les questions
Loin de ce qu’il a fait.
Toi, miroir de droiture,
Qu’est-ce qui te gêne avec tes serments ?
Que signifie la soudaine pâleur
De la peau entre tes sourcils ?
Les furoncles qui brillent et se creusent,
Les plaies qui suintent et saignent -
La lèpre de Naaman
Sur toi et toute ta descendance ?
Lève-toi, lève-toi, Gehazi,
Rajuste ta robe et va,
Gehazi, juge en Israël,
Un lépreux blanc comme neige !
[le premier et le dernier vers du poème sont tirés du Livre des Rois, Livre II, chap. 5, vers 25 et 27] |
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