Le nihilisme dans l’art « contemporain »
Pierre Restany, au mois d’avril 1960, rédige un manifeste contre la peinture de chevalet. Il invite à la « remplac[er] par la passionnante aventure du réel perçu en soi… ». Ce tournant est bien plus qu’une évolution artistique poursuivant cette fuite en avant-garde qui avait poussé l’art moderne dans tous ses retranchements plastiques. Il s’agit d’une véritable subversion de l’art, d’une inversion du sens de l’œuvre, puisqu’il faut maintenant de se passer d’elle, en travestissant ainsi tous les mots et les idées qui s’attachaient à rendre compte de sa place dans la vie et l’existence des hommes. Depuis le putsch dada de Duchamp, tout et rien peut devenir œuvre. De Buren, Mosset, Toroni, Parmentier (BMTP) aux « nouveaux réalistes », des happenings d’Allan Kaprow à l’Arte Povera, en passant par le Land Art, le Body Art, l’art minimal, Fluxus, Support-surface, les actionnistes de Vienne etc., nous n’avons plus affaire qu’à une recherche subjective exacerbée ou à un rationalisme sans âme, dominés par la recherche du spectacle et du choc, la fascination des pulsions, le vertige des abîmes, du néant, de la mort, et l’horreur de la matière et du corps. Bref, nous sommes confrontés à une nouvelle religion, dont l’artiste est le prêtre et la victime sacrificielle, proposant en guise de délectation esthétique des expériences fusionnelles, des communions sans dieu. Puritanisme libéré des affres de la transformation, il se veut pur de toute forme, de tout sens, prétendant, par la transgression régressive, redonner au réel l’innocence qu’il a perdue en le mettant à la portée de tous les « regardants », fonctionnaires de l’industrie culturelle, épiciers en tous genres, publics captifs, écoliers, enseignants et retraités, sans parler des condottieri des cabinets ministériels et des compradores de la haute finance…
L’arraisonnement anglo-saxon du monde
Pour les élites mercantiles qui règnent sur la planète, dont la Mecque est Wall Street, l’art contemporain est, en même temps qu’un ornement iconoclaste de leur univers aseptisé d’inspiration judéo-calviniste, un gaspillage, un potlatch, qui prouve la richesse. Leo Castelli le concevait comme un montage financier à plusieurs galeries. Marchands, collectionneurs et fondations constituent un réseau international qui consacre les avant-gardes et les choisissent. Secret de Polichinelle ? Ou volonté de ne pas avouer que le Roi est nu ? Les artistes sont lancés comme des marques de savonnettes. Sotheby’s possède une puissance illimitée dans ce domaine, dans la stratégie mondiale de consécration de l’art contemporain. Les anglo-saxons se taillent la part du lion, soutenus par les Allemands. Saatchi crée « L’Ecole de Londres » de façon artificielle, en excluant les Latins, soupçonnés, à tort ou à raison, de pesanteur anti-libérale et, pire, d’une certaine résistance à l’esprit mercantile.
Le Kunst Kompas, indicateur qui apprécie l’audience des artistes et adopte comme paramètre déterminent le lieu de résidence, valorise les Américains, les Anglais et les Allemands. Plus de la moitié des achats d’art contemporain par les Frac et Fnac se font hors de France, surtout à New York.
Mais ce qui ne serait que heurs et malheurs spéculatifs se présente comme une machine redoutable à éradiquer, par un alignement sur un individu hédoniste et ludique, anti-autoritaire et nomade, toute référence à un passé honni, à une Europe pécheresse, fascinée par le Beau et la métaphysique, par lesquels on explique les excès commis au XXe siècle et ses horreurs idéologiques. L’Europe, la Tradition et sa transmission, c’est cela, le Mal. Les pèlerins du Mayflower ne disaient pas autre chose. Pour Clément Greenberg, théoricien de l’expressionnisme abstrait, le minimalisme traduit le dépouillement moderniste et fonde l’universalité sur une identité faible. L’avènement des circuits virtuels de communication a rendu encore plus opérante cette fluidité des ego sans attaches, flottant dans un magma subjectif libéral-libertaire dans lequel on se croit libéré de toute pesanteur et de tout tabou, atome jouissif et jouissant dans le vide absolu.
La seule réalité est le présent, et l’artiste contemporain est lié à l’actualité, aux fluctuations de la bourse, aux images télévisuelles, aux modes, aux caprices people.
Il est intéressant de suivre pas à pas [1] les linéaments d’une stratégie américaine qui, dès 1955, a transféré le cœur artistique du Monde dans la ville « raide » pour, en retour, via des théoriciens comme Arthur Danto, George Dickie, des institutions comme le Moma (Museum of Modern Art, installé dans Midtown à Manhattan, voué aux événements people et animé par les frères Rockefeller), le NEA (National Endowment for the Arts, né le 29 septembre 1965) etc., aboutir à ce triomphe de l’art contemporain qui semble irrésistible. Or, deux phénomènes politico-culturels américains semblent avoir été méconnus par l’Europe. D’abord, la « cultural war » passée sous silence en France, pour ne pas mettre en danger l’institution liée à l’art contemporain. En mai 1989, les ligues morales et religieuses se sont élevées contre les provocations de l’Art contemporain. De 1990 à 1994, deux cents interdictions d’expositions ont mis en cause le NEA. Cette « guerre » a pris fin en 1998 par le triomphe du pragmatisme de la société américaine : l’art contemporain reste réservée à une élite face à une « culture populaire » considérée comme son égale. Et c’est là le deuxième événement dont doit tenir compte l’Europe, acte inouï pour la France où l’on a transféré sur l’art contemporain tous les attributs de l’art défunt, nécessairement sublime, voué à une finalité salvatrice, politique (de gauche), voire révolutionnaire, avec une stratégie de tabula rasa, prétexte à l’intolérance et à l’excommunication.
Néanmoins, il ne faut pas se leurrer : le relativisme américain n’est que de l’indifférentisme. Déjà, Duchamp se disait apolitique. Si les pratiques culturelles communautaires (graffitis, hip-hop, rap…) sont encouragés avec leurs inévitables élargissements « identitaires » contemporains (Latinos, Indiens, féministes, gays…), c’est que, tout étant légitime parce que relatif, rien n’est supérieur, surtout pas l’art issu d’un terroir. Le marché seul décide de la valeur artistique. Le ghetto devient une mine d’or, et New York le parangon du meeting pool culturel.
Une nouvelle barbarie
La culture, au sens employé par Spengler, est médiatrice, créatrice et ascendante, contrairement à la civilisation, qui est rationaliste, matérialiste et hédoniste, uniforme et soumise au culte de l’argent. L’être humain crée des images, transforme la matière pour donner forme à ses angoisses et à ses espoirs, et habite ce monde à qui il donne un visage sacré. Il le rend visible et lisible, s’y reconnaît et trouve dans cette mystérieuse projection de lui-même, dans l’icône, cette rencontre énigmatique entre ses rêves et la nature.
Or, l’art contemporain présente l’horreur sans transition, dans sa brutalité, en prétendant la dénoncer sans la médiation de la beauté. Il suscite avec une délectation mortifère la fascination, la sidération. Pour Adorno, après Auschwitz, on ne peut rien dire de l’horreur. L’expression est impuissante. Le caractère tautologique de l’acte « artistique » de l’art contemporain cautionne la caducité mélancolique du réel brut. On ne peut que répudier l’œuvre nécessairement mensongère, avec le style, signe d’une identité désormais suspecte, et par conséquent la singularité, incongrue dans une société démocratique sans caractère. Non que l’Art n’ait de tout temps représenté le « Mal ». Mais représenter n’est pas présenter. En abolissant les frontières entre l’art et la pathologie, en réduisant le « lien social » à un simple échange de pulsions, en rejetant tout regard critique pour la simple fonction observatrice, l’art contemporain immerge la conscience et les sens, la pensée, dans un flux émotionnel, les contraint à une régression infantile. Sa prétendue démocratie totale n’est qu’un totalitarisme dépressif.
Son ludisme et sa dérision servent à détruire. Tout ce qui est haut et grave doit déchoir au nom du ressentiment des égaux (des ego). Quand le vide et la confusion s’installent, le marchand arrive avec sa calculette. La disparition de l’œuvre matérielle donne libre cours à une spéculation maintenant ouverte aux parvenus des « marchés émergeants ». Les « coups » médiatiques, la publicité, la promotion des marques comblent le silence des méditations profondes. Lorsque le sens disparaît, survient aussi l’expert, enflé d’une logorrhée hermétique, vide et prétentieuse, inversement proportionnelle à l’acte créatif qu’elle contribue à vendre comme des concepts d’automobiles ou de machines à laver (lesquelles, par le truchement averti du « regardeur » convenablement éduqué par l’expert, peuvent tout aussi bien devenir des objets artistiques dûment estampillés par le marché de l’art – ce supermarché).
Le vide contemporain est un trop plein. On fabrique en série, avec rapidité, dans des factories imaginées par Andy Warhol, dévalorisant ainsi le travail de la main, du temps et le bonheur de la rareté.
Car la transmission de l’art de la main, dont le lien avec l’œil et l’intelligence a été maintes fois souligné, est maintenant à peu près rompue, et c’est bien là l’expression la plus manifeste de l’âge barbare. Les gardes rouges de l’art contemporain ont voulu en finir avec l’ère des Anciens. Usant de l’intimidation, employant l’agit-prop, pratiquant l’entrisme et détournant la rhétorique contestataire à leur profit, ils ont bénéficié d’une rupture qui n’a peut-être jamais eu d’équivalent dans l’Histoire humaine, dont la vertu première est pourtant d’ « empêcher que ce qu’ont fait les hommes, avec le temps, ne s’efface de la mémoire » (Hérodote). Et si toute culture se greffe sur une histoire singulière des hommes liés à un terroir, l’art contemporain se présente vraiment comme ce que Baudrillard nomme une « extermination du réel ».
[1] Aude de Kerros, L’Art caché, Paris, Eyrolles, 2007.
Voir aussi Krisis n°19, « Art/Non-Art ? », novembre – décembre 1996.