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Vendredi, 11 Juillet 2003 |
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Nous et les Américains
Henri de Grossouvre |
Impérialisme :: Antiaméricanisme
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Depuis la déclaration d'indépendance de 1776, l'Amérique incarne, aux yeux de ses habitants, comme à ceux du monde, la patrie de la liberté, de la démocratie, et de la justice. Au XIXème siècle, les Etats-Unis se sont réellement constitués sur une croissance explosive de la population de l'Europe débordant sur l'Amérique. L'Europe et les Etats-Unis se sont nourris et influencés mutuellement. La Première et la Seconde Guerre mondiale ont fini d'anéantir la suprématie européenne sur le monde et ainsi permis aux Etats-Unis de s'affirmer comme la puissance occidentale majeure. De la Seconde Guerre mondiale à la chute de l'Union soviétique, les Etats-Unis ont été
indéniablement une source de stabilité pour l'Europe. Aujourd'hui, on peut légitimement s'inquiéter de leur récente évolution financière, médiatique, politique et militaire.
Les données géopolitiques
Les Américains, habitants des Etats-Unis d'Amérique, ont emprunté le nom
de tout un continent dont ils n'occupent que la partie septentrionale. Le
territoire des Etats-Unis recouvre géographiquement une surface homogène
ouverte sur deux océans, le Pacifique et l'Atlantique. L'exact pendant
géographique des Etats-Unis dans l'hémisphère nord, c'est la plus grande
Europe, de Brest à Vladivostok, flanquée à chaque extrémité des archipels
britannique et japonais. Ce gigantesque continent eurasiatique rassemble
l'essentiel de la population et des richesses mondiales. Quant à nous, les
Européens de l'ouest, nous peuplons, en son étroite péninsule occidentale,
le finistère du continent. Véritable Bretagne de l'Eurasie, la France est un
condensé d'Europe, elle-même au finistère de la péninsule. Seul pays
participant à la fois de l'Europe du nord et de l'Europe méditerranéenne,
jouissant des trois accès maritimes qui caractérisent la péninsule
européenne, bénéficiant au nord, à l'ouest, et au sud de frontières naturelles, alors
qu'à
l'est se mêlent entre l'Allemagne et la France des pays et des régions
bilingues issues de la Lotharingie du petit-fils de Charlemagne, dans
lesquels les influences germaniques et françaises ont toujours conjointement
constitué
l'identité locale (Flandre française, Belgique, Luxembourg,
Alsace-Lorraine, Suisse). L'océan constitue ainsi la limite occidentale de l'Europe, et à
l'Est, au-delà de la « vieille Europe » de Donald Rumsfeld, mais toujours en
Europe, très lentement et progressivement, l'Europe se mêle à l'Asie. L'Oural est
une frontière pour les géographes, mais n'a jamais constitué une limite
politique ou culturelle du point de vue des Russes. Au Sud, en revanche, au-delà de
la Méditerranée et à l'est d'Istanbul, la limite géographique et politique de
l'Europe apparaît clairement et la transition culturelle se fait plus
rapide, même si l'Espagne, le sud de l'Italie, et l'Europe balkanique naguère
ottomane ont été durablement influencés par le monde arabo-musulman, devenu
désormais le partenaire économique naturel des pays européens.
Les Etats-Unis sont un peuple de la mer, l'Europe continentale est marquée
par son rapport à la terre. Les Etats-Unis, au gré des guerres civiles
européennes du XXème siècle, ont progressivement pris la relève de la puissance
maritime par excellence, l'Angleterre. La prépondérance du commerce et la
subordination des autres activités humaines aux relations marchandes les caractérisent.
Pour les pays du continent européen, la guerre était traditionnellement une
activité menée d'Etat à Etat, d'armée à armée, les populations civiles restant en
dehors des hostilités. La puissance maritime, au contraire, essaiera de toucher
le commerce et l'économie du pays adverse, en pratiquant notamment le blocus
qui n'épargne ni les femmes, ni les enfants, non plus qu'en général les
populations civiles. Une pratique fréquente, aujourd'hui, aux Etats-Unis.
Les pays de l'Europe continentale, en tout premier lieu l'Allemagne et la
France, ont développé une législation et une protection sociale très
avancées qui semblent rétrogrades aux libéraux anglo-saxons. Le néo-libéralisme
semble, quant à lui, inapplicable tel quel par la plupart des pays de l'Europe
continentale, fidèles à leur tradition humaniste. Vladimir Poutine, par
exemple, cite souvent le modèle de l'économie sociale de marché du
chancelier Erhard. Le mercantilisme, les théories monétaires et une des toutes
premières banques centrales sont nés en Grande-Bretagne. Après la révolution
anglaise de 1688-1689, John Locke participa à la réforme du système monétaire et en
1694 à la création de la banque d'Angleterre, constituée sur le modèle de la
banque d'Amsterdam de 1604. Aujourd'hui la suprématie américaine repose avant
tout sur celle du dollar utilisé comme monnaie de réserve par les banques centrales
de tous les pays du monde. Près de deux siècles après John Locke, le banquier
américain Paul Warburg militera lui aussi de nombreuses années pour la
création d'une banque centrale, sa campagne aboutissant en 1913 à l' US Federal
Reserve System. En 1914, il en deviendra le directeur du « Federal Reserve
Board ». Les premières observations critiques sur le mercantilisme, comme celle du
magistrat français Le Pesant de Boisguillebert ou des colbertistes, ont été
élaborées sur le continent. Comme le soulignaient les commissaires européens Chris
Patten et Michel Barnier, le Royaume-Uni (et donc les Etats-Unis) procèdent par
induction, tandis que la France procède par déduction. La méthode
inductive est fortement marquée par le matérialisme, tandis que la méthode déductive
débouche sur le rationalisme. La pensée anglo-saxonne reste largement marquée, contrairement à celles d'Europe continentale, par l'induction. En Europe, les thuriféraires et propagandistes entretenus par les
Etats-Unis sont facilement identifiables. Ainsi d'Alain Madelin qui fut d'abord
recruté par l'Institut d'histoire sociale, structure anticommuniste mise en place
par les services américains autour d'anciens dirigeants collaborationnistes et
qui diffusera en France les idées libérales de l'école de Chicago. A l'automne 1968, Alain Madelin participe aux côtés de Jacques Rueff à la première
semaine sur la pensée libérale organisée par lui. Mais ainsi de Daniel Cohn-Bendit
dont l'atlantisme est plus adroit et subtil, mais non moins efficace que celui
de son frère apparemment ennemi. 1968 est pour tous deux une date charnière.
Le président Pompidou confiait en privé que Cohn-Bendit, citoyen de la
république fédérale allemande, avait été expulsé de France car il travaillait pour
les Américains. On se rappellera que mai 1968 aboutit au départ du général de Gaulle, et marquera le début du renoncement à l'ouvre entreprise par le général. Ainsi de l'Italie dont la politique est entièrement contrôlée,
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale par, une imbrication subtile des
services américains avec la mafia italienne, les réseaux internationaux et
européens de la drogue, les méandres de la Curie du Vatican, et les services et le
monde politique italiens. Ainsi en va-t-il aussi, enfin, de l'équipe entourant l'ancien président russe Boris Eltsine soutenue financièrement de manière encore plus évidente par Washington.
La politique américaine en Europe continentale : « Divide et impera »
Historiquement, les Etats-Unis, à la suite de la Grande-Bretagne et de la République de Venise, pratiquent la traditionnelle politique de division
de l'Europe continentale. En 1898, ils entrent en guerre contre l'Espagne
dont ils convoitent certaines possessions et les ressources cubaines. Mais c'est
avec la participation à la Première Guerre mondiale qu'ils renoncent
définitivement à l'isolationnisme et à la doctrine Monroe pour intervenir en Europe et dans le monde. L'Europe a perdu treize millions d'être humains pendant le conflit. L'auteur anglais D.H. Lawrence ne fait-il pas dire au comte Dionys, dans
The Ladybird : « Vous pensez que l'Allemagne et l'Autriche ont perdu la guerre
? C'était inévitable. Nous avons tous perdu la guerre (...) Toute l'Europe.
(...) Ils (l'Amérique et le Japon) ne comptent pas. Ils n'ont fait que nous
aider à nous suicider. Ils ne se sont pas impliqués de manière vitale. » L'empire austro-hongrois, source de stabilité en Europe centrale, sera démantelé.
Les deux pays les plus touchés par la première guerre mondiale sont
paradoxalement deux puissances figurant parmi les vainqueurs, la Grande-Bretagne et la France. La Première Guerre mondiale marque la fin de la supériorité européenne, de l'ancien ordre européen.
La politique anglaise en Europe avait pour but de diviser entre elles les différentes nations européennes et d'empêcher toute unification du
continent. La politique américaine en Europe, de la Première Guerre mondiale aux
guerres de Bosnie et du Kosovo, cherche à « éviter les collusions entre vassaux et
à les maintenir dans l'état de dépendance que justifie leur sécurité ». Les théoriciens américains proches du pouvoir, Samuel Huntigton et Zbigniew Brzezinski (conseiller de David Rockefeller et de plusieurs présidents des Etats-Unis) soutiennent la thèse d'une importante fracture culturelle
entre l'Europe de l'Ouest catholico-protestante et le monde slavo-orthodoxe ; qu'ainsi, l'Europe de l'Ouest serait plus proche des Etats-Unis que des
nations orthodoxes d'Europe centrale et de la Russie. Les interventions en Bosnie
et au Kosovo ont eu pour conséquence de raviver les inimitiés entre ces deux
parties de l'Europe. Ce sont d'abord les pays d'Europe centrale
catholico-protestants (Pologne, Hongrie, Tchéquie) qui ont bénéficié de l'élargissement de l'OTAN. Le but implicite étant de déplacer l'ancien rideau de fer vers l'est. Et la politique de division de l'Europe s'appliquant surtout à la Russie.
Vis-à-vis de la Russie, la politique américaine est celle de l'endiguement ( containment ), constante des stratèges anglo-saxons. Pour le Britannique
Homer Lea, dans The Day of the Saxons , l'endiguement de l'empire russe allait
du Bosphore à l'Indus. C'est dans cet esprit que les Britanniques imposèrent
des clauses aussi dures à la Russie après la guerre de Crimée. Pour Mackinder, autre Britannique, il importe de contrôler les rimland (marges) qui
bordent le heartland, le coeur de l'île mondiale du continent eurasiatique, pour que
ceux-ci ne tombent aux mains de la Russie. L'endiguement a également été
théorisé après guerre par George Kennan qui a été en poste à l'ambassade américaine
à Moscou. Pour Kennan, il fallait établir un contact aux frontières de la
Russie, sur le continent eurasiatique. Une politique qui amena les Etats-Unis à conclure une série de pactes avec les pays limitrophes de l'URSS. Zbigniew Brzezinski dont l'influence auprès du pouvoir américain est toujours
grande a redéfini les buts américains et le containment dans son livre Le grand Echiquier . La justesse, du point de vue américain, des analyses de
Brzezinski est parfois altérées par une viscérale russophobie. Brzezinski, qui fut conseiller de plusieurs présidents des Etats-Unis, présente froidement et cyniquement les buts américains, notamment pétroliers. On soutiendra,
comme traditionnellement depuis le XVIIIe siècle, la Turquie.
La guerre économique entre l'Europe et les Etats-Unis
Dans un entretien accordé au journaliste Georges Marc Benamou, François Mitterrand déclarait : « La France ne le sait pas, mais nous sommes en
guerre avec l'Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans morts. Apparemment (...).Oui, ils sont très
durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur
le monde. ». Les Etats-Unis et quatre de leurs alliés privilégiés
anglo-saxons (Grande-Bretagne, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) ont mis en place un réseau d'écoutes téléphoniques mondiales, Echelon, qui vise des cibles non militaires (gouvernements, associations, entreprises, particuliers). Il s'agissait à l'origine de l'URSS et des pays communistes. Après la fin de l'empire soviétique, le système a été recentré sur l'espionnage économique. La National Security Agency dont le budget d'environ 10 milliards de dollars est supérieur à celui de la CIA intercepte quotidiennement en Europe, à l'aide
de satellites et de stations terrestres, toutes les conversations
téléphoniques, fax et e-mails. James Woolsey, néo-conservateur et ancien directeur de la CIA, justifie Échelon avec une incroyable arrogance par la corruption
européenne, sous-entendant ainsi que son vertueux pays serait exclu de ce mal
endémique. Or, tous les spécialistes de l'armement savent que les Etats-Unis
excellent dans l'art de la corruption. James Woolsey n'a jamais dirigé
opérationnellement la CIA, au sein même des services américains, il était un sujet de plaisanteries, selon lequel le chef de la CIA qu'il était, n'avait jamais réussi à obtenir un rendez-vous chez le président des Etats-Unis d'alors,
on disait ses capacités limitées. Le politiste C. Fred Bergsten s'inquiétant
à l'inverse du fait que, depuis la fin de la guerre froide, la sécurité des
Etats-Unis est non plus seulement menacée par les Rogue States, les Etats
voyous, mais qu'en plus l'Amérique doit mener une guerre économique sur deux
fronts L'Europe et l'Asie Double front d'autant plus dangereux qu'Europe et Asie
ont montré qu'elles pouvaient s'allier à l'occasion, comme lors de la réunion
de l'OMC à Seattle en décembre 1999.
Les Etats-Unis défenseurs de la liberté et des opprimés du monde
Depuis leur création, les Etats-Unis se sont présentés comme le pays de la liberté et le refuge des opprimés. Cette image que les Américains ont
voulu donner d'eux même a correspondu, d'une manière générale, à la réalité
jusqu'à la fin de l'URSS. Les Etats-Unis qui s'étaient constitus par opposition à l'Europe et ses injustices, incarnaient le pays de l'égalité, des droits
de l'homme, et de la démocratie. D'où la Manifest Destiny du diplomate John
L. O'Sullivan en 1839. De fait, les Etats-Unis sont encore le pays où la
liberté d'expression et l'indépendance des médias sont bien plus importants qu'en Europe. Ils ont été politiquement fondés sans aucun doute sur des idéaux démocratiques. Traditionnellement, le pouvoir fédéral central est modeste.
Dès la déclaration d'indépendance de 1776, Thomas Jefferson affirme avec
éloquence le principe des droits de l'Homme. Toutes les constitutions des Etats
nord-américains commenceront par la déclaration des droits, le bill of rights , modèle pour le monde. Enfin, les Etats-Unis sont aussi le pays où l'on
respecte et garantit les initiatives des citoyens. Le décalage entre cette image
des Etats-Unis, pays de la liberté, de la justice et de la démocratie, d'une
part et l'actualité récente, de l'autre, n'en est que plus criant. L'opinion publique mondiale a récemment découvert avec stupeur que cette image que
les Etats-Unis veulent encore donner d'eux-mêmes, e malgré toute une inflation rhétorique de justifications, se fait décor de carton-pâte, représentation virtuelle.
La dérive oligarchique, impérialiste et autoritaire
Ce que le sociologue Emmanuel Todd appelle l'évolution impériale de
l'économie américaine s'accompagne d'un enrichissement toujours plus grand de la
minorité la plus riche du pays . Simultanément à cette dérive oligarchique, les
grands mouvements de fusion des différents secteurs industriels, ces dernières
années, entraînent une inquiétante concentration du pouvoir. Comme la
mondialisation libérale, le récent développement financier et boursier a aussi des conséquences néfastes sur les entreprises. Les actionnaires dont le
pouvoir s'est accru au détriment des dirigeants exigent des résultats à court
terme et les empêchent de définir une stratégie à long terme. La pression de investisseurs, actionnaires, fonds de pension, arbitragistes et autres
hedge funders apporte de la volatilité aux marchés financiers. Par leur génie de la communication et du marketing, et les contrôles
qu'ils ont acquis sur les groupes médiatiques mondiaux, les Etats-Unis ont réussi à
faire oublier l'extermination systématique des Indiens autochtones ; ils ont été
les derniers à abolir l'esclavage ; les seuls à avoir utilisé la bombe
atomique sur des populations civiles et alors que la guerre était gagnée, que les
Japonais demandaient à négocier leur capitulation depuis plusieurs mois. La Maison-Blanche recrute des professionnels de la publicité pour soigner son image
et la rhétorique justificatrice a connu récemment une croissance exponentielle. Certes, l'instrumentalisation de la démocratie et des droits de l'Homme
reste une constante, mais le décalage entre les buts réels et les buts invoqués
est aujourd'hui obscène. Déjà en 1898, l'historien allemand Theodor Mommsen écrivait à propos de la guerre contre l'Espagne: « Dans ma jeunesse, on s'accordait assez généralement à croire que l'ordre du monde était en voie
de constante amélioration et que ce progrès se traduirait par l'instauration
de plus en plus générale de la République. (...) Mais on ne s'attendait quand
même pas à l'amère déception que cette guerre cause aux amis de la République. L'hypocrisie humanitaire, la violence exercée sur le plus faible, la
conduite de la guerre à des fins spéculatives et en vue de l'agiotage escompté,
donnent à cette entreprise américaine un caractère plus indigne encore que celui
des pires guerres de cabinet. (...) « De fait, l'explosion suspecte du
cuirassé Maine dans le port de la Havane fournit aux Etats-Unis en 1898 le prétexte qu'ils attendaient pour entrer en guerre contre l'Espagne. Le langage est source du pouvoir, aujourd'hui plus que jamais, grâce aux moyens d communication moderne. Peu importe la réalité, du moment que les
populations sont persuadées de vivre dans le meilleur des mondes. Il y parfois des dérapages, comme le 12 mai 1996 ; Madeleine Albright répondant lors d'une émission télévisée de CBS à la question du journaliste Wesley Stahl qui l'interrogeait sur la mort d'un demi-million d'enfants irakiens, « plus encore qu'à Hiroshima » : « Il s'agit là d'un choix très difficile... mais leprix est à la hauteur du défi ». Une déclaration qui n'a pas été reprise depuis par la télévision américaine.
Georges W. Bush avait commencé, après le 11 septembre, à parler de la
croisade des Etats-Unis contre le terrorisme. Ce terme a été rapidement abandonné
pour War against terrorism affiché en permanence sur CNN. En termes de communication, il vaut naturellement mieux parler de guerre contre le terrorisme à laquelle toute la planète peut souscrire, plutôt que de
razzia américaine sur les ressources d'Asie centrale et de contrôle des routes du pétrole. Comme le remarque l'ancien chancelier Helmut Schmidt, le terme de guerre est inapproprié car la guerre est une activité menée d'Etat à Etat.
Ici la stratégie consiste à dissimuler les intérêts de puissance américains en
les habillant de bons sentiments et à diluer les opérations militaires
américaines dans des coalitions les plus larges possibles. Ainsi on ne parle pas de
guerre des Etats-Unis contre l'Irak, mais de guerre du Golfe, ni de guerre des
Etats-Unis contre l'Afghanistan des taliban, mais de guerre contre le
terrorisme. Depuis l'effondrement de l'Union Soviétique et la fin de la bipolarité,
les guerres initiées par les Etats-Unis se sont multipliées : Irak, Somalie, Bosnie, Kosovo, Afghanistan et Irak. Les faucons du Pentagone ne cachent
pas que l'Iran est leur prochain objectif, alors qu'à Tel Aviv, on parle aussi
avec insistance de la Syrie.
Les Etats-Unis sont devenus pour le monde une source d'instabilité
Les Etats-Unis constituaient globalement, pour l'Europe et pour le monde,
une source de stabilité depuis la Seconde Guerre mondiale. Depuis
l'effondrement de l'URSS, ils sont devenus un facteur de désordre atteignant aujourd'hui un point d'orgue avec l'accession au pouvoir des néo-conservateurs. George W. Bush a réuni dans son gouvernement deux groupes que tout semble opposer : les néo-conservateurs dont les inspirateurs ont un profil, d' intellectuel,
souvent new-yorkais, souvent juif, ayant commencé à gauche et les chrétiens fondamentalistes protestants proches du Président, ces derniers étant
notamment représentés par le secrétaire à la Justice, John Ashcroft. Deux groupes
qui se rejoignent dans leur hostilité au monde arabo-musulman. Les
néo-conservateurs dominent la politique étrangère et surtout la politique de défense. « Surle chemin de Perle et de Wolfowitz, on croise encore Elliott Abrams,
aujourd'hui responsable du Proche-Orient au Conseil national de sécurité à la Maison- Blanche, et Douglas Feith, un des sous-secrétaires à la Défense. Tous se rejoignent dans un soutien inconditionnel de la politique menée par l'Etat d'Israël, quel que soit le gouvernement en place à Jérusalem ». Les néo- conservateurs se sont fait une place de choix dans une partie importante
des médias, « ce sont des revues comme National Review, Commentary, The New Republic, dirigée un temps par le jeune straussien Andrew Sullivan ; l'hebdomadaire The Weekly Standard, propriété du groupe Murdoch, dont la
chaîne de télévision Fox News assure la diffusion de la version vulgarisée de la pensée néo-conservatrice. Ce sont des pages éditoriales comme celles du
Wall Street Journal, qui sous la responsabilité de Robert Bartley, donnent sans complexe dans le militantisme néo-conservateur ». Surtout, les néo- conservateurs dominent les think tanks proches du pouvoir, tels que le
Hudson Institute, The Heritage Fondation ou l'American Entreprise Institute.
Selon Pierre Manent, « l'ostracisme dont auraient été victimes les élèves de Léo Strauss dans les milieux universitaires américains les a poussés vers le service public, les think tanks et la presse. Il y sont relativement surreprésentés ».
Dans un document intitulé Rebuilding America's Defenses du Project for the
New American Century (PNAC), publié en 2000, les néo-conservateurs
souhaitaient le train de mesures et d'actions adoptées depuis le 11 septembre 2001, comme par exemple le retrait des Etats-Unis des traités relatifs au contrôle de l'armement afin de permettre le développement d'un bouclier antimissile et
le développement de nouvelles armes nucléaires utilisables sur le champs de bataille, tout comme l'augmentation du budget militaire d'au moins 3,8%,
le développement de nouvelles technologies afin de contrôler au mieux les transactions et communications effectuées sur internet, la possibilité de pouvoir mener plusieurs guerres simultanément, l'Irak, l'Iran, la Syrie, la Corée du nord et la Libye étaient explicitement nommés dans ce document
comme des pays contre lesquels Washington était susceptible d'entrer en guerre.
La raison invoquée pour le changement de régime en Irak n'était pas Saddam Hussein, mais la nécessité pour les Etats-Unis d'établir une présence
militaire permanente dans le golfe Persique afin d'y sécuriser les livraisons énergétiques et d'empêcher que toute autre puissance domine le
Proche-Orient et l'Asie centrale. Des mesures qui semblaient impossibles à mettre en œuvre aux auteurs du document , à moins que les Etats-Unis ne fassent l'objet d'un nouveau Pearl Harbor ( some catastrophic and catalyzing event - like a new Pearl Harbor ). Le PNAC a été fondé en 1997 et compte notamment Donald Rumsfeld, Dick Cheney, Paul Wolfowitz, Lewis Libby (directeur de cabinet de Cheney), Zalmay Khalizad (futur envoyé spécial de George W. Bush en Afghanistan), John R. Bolton (sous-secrétaire d'Etat pour le Contrôle des armements) et Elliot Abrams.
Les néo-conservateurs ont donc rétabli le droit à la guerre préventive
condamné à Nuremberg et dont s'étaient prévalus les Japonais à Pearl Harbor. Un précédent dont n'importe quel Etat peut arguer. L'abandon de la doctrine
de non- prolifération des armes atomiques est aussi une décision américaine lourde
de conséquence pour la stabilité du monde. Les Etats-Unis veulent se réserver
la possibilité d'utiliser des armes nucléaires réduites contre des pays qui
n'en possèdent pas. « Ils ont confisqué la démocratie », confient certains représentants du parti démocrate en visite en Europe à propos de
l'actuelle administration américaine. Les vexations et punitions directes ou
indirectes dont sont victimes les chanteurs ou acteurs américains ayant osé critiquer
la guerre menée en Irak rappellent les pires régimes totalitaires. Les néo- conservateurs ont aussi verrouillé les postes-clé des services de renseignements américains. Ils disposent ainsi de tous les moyens
nécessaires à leur maintien au pouvoir, avec ou sans légitimation démocratique.
Une période charnière pendant laquelle l'Europe peut s'affirmer ou
disparaître
L'idée du déclin amorcé des Etats-Unis, développée par Emmanuel Todd,
était aussi énoncée dans mon Paris-Berlin-Moscou. La thèse était déjà soutenue
par l'historien Paul Kennedy en 1989 dans The Rise and Fall of the Great
Powers et reprise par son collègue Immanuel Wallerstein qui avait aussi annoncé en
1980 l'inéluctabilité géopolitique de l'axe Paris-Berlin-Moscou. La fin du
tabou atlantique est l'événement majeur de la politique étrangère allemande
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après l'empire d'Emmanuel Todd est aujourd'hui un best seller que l'on trouve dans toutes les gares
d'Outre-Rhin à côté de Stupide white man de Michael Moore. L'effondrement de l'Urss a conféré aux Etats-Unis une supériorité jamais égalée dans l'Histoire. Mais le
temps ne joue pas en leur faveur. Ils doivent donc asseoir par la force, le plus rapidement possible, leur avantage actuel. A court terme, la Russie
pourrait remettre en cause cette suprématie si elle se rétablissait assez vite (si toutefois un prix mondial suffisant du pétrole le lui permet dans les
années à venir). A moyen terme, la Chine est le concurrent le plus sérieux des
Etats-Unis et apparaît déjà comme un ennemi potentiel dans leurs documents
officiels. Les Etats-Unis n'ont plus le temps de prendre des gants ni avec leurs
alliés, ni avec leurs ennemis. Il va de soi que leurs stratèges ont intégré depuis longtemps le relatif déclin de l'Amérique.
Pour l'Europe aussi, le temps presse, car sa démographie catastrophique
sera bientôt irréversible. Les quinze États de l'Union européenne, avec leurs
375 millions d'habitants, vont entamer à partir de cette décennie un déclin, tandis que les 275 millions d'habitants des Etats-Unis ne cesseront de se
multiplier durant les trente prochaines années par l'apport hispanique et
au détriment des populations anglo-saxonnes. La situation, en Europe, n'est
pas encore irréversible, mais elle le sera d'ici quelques années. La France
jouit d'une situation moins catastrophique que les autres grâce aux mesures
adoptées par le général de Gaulle dès le lendemain de la guerre, pour qui le
soutien à la natalité était aussi vital que la politique étrangère et la politique
de défense. Les mesures adoptées par la Suède dans les années quatre-vingt
ont aussi fait leurs preuves, avant d'être abandonnées depuis dix ans devant
les nécessités des « critères de Maastricht ».
L'accélération de l'histoire et la brutalité comme la détermination
américaine autour de la crise irakienne a fait tomber les masques et précipité une
prise de conscience européenne. Ou bien c'est le noyau dur au sein de l'Union européenne avec autour de lui une « Europe puissance » capable d'établir
un réel partenariat stratégique avec la Russie, ou bien l'Europe passe à la trappe. Or, ce noyau dur ne peut reposer, comme le rappelle le commissaire Pascal Lamy que sur une base franco-allemande . Français et Allemands doivent rapidement instaurer une confédération entre leurs deux pays, comme le souhaitent également Dominique Strauss-Kahn et Jack Lang. Cette confédération serait aisément rejointe par les pays du Benelux. Le risque est grand, une fois l'élargissement réalisé, que la capacité de l'Union se dilue. L'Europe devenant alors une simple et vaste zone de libre échange sous protectorat stratégique des Américains. Alors qu'Union Européenne et Russie ont des intérêts culturels, économiques, et stratégiques communs. La base carolingienne sur laquelle s'est construite l'Europe des six, l'Europe communautaire, a toujours été économiquement, culturellement, et politiquement en avance. Si elle sait le vouloir, elle peut être une fois de plus moteur et avant-garde et inspirer la politique russe de l'Union. L'Angleterre se trouve aussi dans une phase de transition et elle se rend compte que son soutien inconditionnel aux Etats-Unis ne lui rapporte pas autant qu'escompté. La
France pourrait initier avec l'Allemagne l'Europe politique et l'Europe de
l'industrie d'armement avec la Grande-Bretagne. L'affirmation de l'Europe sur la scène internationale favoriserait l'émergence d'un monde multipolaire, également souhaité par la Chine et l'Inde et serait une source d'équilibre et de paix.
Les Américains considèrent la Chine comme un ennemi à venir. Pourtant,
jamais la Chine n'a été, durant sa longue et riche histoire, une puissance impérialiste et expansionniste, elle s'est surtout toujours préoccupée
d'elle- même. La Chine ne deviendra dangereuse pour les Etats-Unis et pour le
monde que si l'on touche à ses intérêts vitaux, ce que risquent de faire les
Etats-Unis par mesure préventive. Favoriser l'émergence d'un monde multipolaire
serait aussi un service à rendre à nos amis américains, au peuple américain, afin d'enrayer sa dérive impérialiste, oligarchique et militaire et la
confiscation fatale, définitive de la démocratie américaine qui avait jusque là fait l'admiration du monde entier. Lors de son discours de Dakar, le 13
décembre 1959, le général de Gaulle rappelait que « l'essentiel, pour jouer un rôle international, c'est d'exister par soi-même, en soi-même, chez soi ». On
ne peut raisonnablement et durablement compter sur un tiers pour défendre ses intérêts vitaux et sa sécurité, même si on nourrit pour ce tiers des
sentiments des plus amicaux, pour la très simple raison que nos intérêts vitaux ne le
sont que pour nous même.
Henri de Grossouvre.
Article paru dans le numéro 5 (juin 2003) de la revue Outre Terre publié par les Editions Erès et en libre accès sur le site www.paris-berlin-moscou.info
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Niveau 2 :: La Lettre « Les Nôtres »
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Niveau 3 :: Résistance Hors Serie
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