 |
Claude Bourrinet et L’Empire au coeur
Lionel Placet |
Théoriciens :: Autres
|
Lionel Placet : Claude Bourrinet, votre ouvrage, L’Empire au cœur, donne la fâcheuse impression d’être un fourre-tout, une sorte de vide grenier qui mêle un tas d’objets hétéroclites, je n’oserais dire de « vieilles vieilleries », mais enfin une somme d’articles surgis au grès de l’actualité, et qu’il paraît difficile de rattacher par un fil cohérent.
Claude Bourrinet : Oui, un capharnaüm, n’est-ce pas ? Ce n’est bien sûr qu’une apparence. Mais avant de vous le démontrer, permettez-moi de répondre par une boutade : le génie français ne se réclamerait pas tant du cartésianisme si sa nature n’était pas, au fond, profondément anarchique, pour tout dire, ensauvagée. Si on lit Le Discours de la Méthode, on ne saurait échapper au charme que procure toute promenade, fût-elle intellectuelle. Nos plus grands écrivains s’y sont abandonnés, à commencer par Montaigne. Alain, par exemple, plus près de nous, ainsi que Quignard, en sont des adeptes acharnés. Et que fût devenue la prose sublime de Pascal sans ce repentir inspiré du destin, qui le fit mourir avant que les éclairs de ses Pensées n’eussent été canalisés par le corset d’airain de la forme classique ? Je dirais même plus : le caractère français est profondément baroque. La grandeur des réalisations nationales, en architecture comme en politique, pour ne pas parler de la guerre, n’est que le produit d’un instinct contrarié. Il a fallu une volonté terrible pour ériger un Etat que Louis XIV, Napoléon, De Gaulle s’attachèrent à imposer à un peuple naturellement libertaire. Une partie de notre littérature est un effort, souvent empreint de pessimisme, pour mettre à nu cette énergie souvent destructrice, qui nous pousse parfois à nous déconsidérer. Mais la France n’est jamais aussi grande que quand elle concilie ces deux postulations, l’une furieusement anarchique, l’autre sévèrement ordonnatrice. Vous connaissez mon penchant pour la Fronde, qui, malgré ses ridicules vaudevillesques, porte avec soi assez de folie romanesque, pour notre plus grand bonheur. Si le Français n’a pas la tête épique, il l’a romanesque. Nous ne pardonnons jamais à un homme politique qu’il ne soit pas un personnage de fiction.
Mais je vois que je m’égare. (Au fond, n’est-ce pas là où gît le charme de toute conversation, que le chemin de traverse ?).
L. Placet : Certes, mais au fond, la forme relâchée du livre n’est que le produit de l’actualité. Ne s’agit-il pas d’une somme d’articles poussés au jour le jour, dans cette « forêt obscure » qu’est le temps immédiat, la fuite chaotique de l’événement, à vue de journaliste ?
C. Bourrinet : Il ne faudrait pas mépriser la réaction de l’instant. C’est par là qu’on jauge un homme. Je me souviens d’avoir lu que le Général De Gaulle s’appliquait à désarçonner son interlocuteur, en lui posant des questions insolites, pour voir ce qu’il avait dans le ventre. Il en va de même pour l’actualité : des événements se produisent, plus ou moins graves, mais dans le fond, bien qu’on ait souvent affaire à l’écume des choses, ils révèlent, à qui sait les mettre à la question, les fonds de notre âge si remuant, et ce que nous sommes capables d’en penser. Que ce soit un problème éducatif, un mouvement social, une déclaration anodine, un mouvement persistant ou une simple affaire de vocabulaire, nous empoignons des fils qui conduisent tous à un même esprit, celui de l’époque. La seule difficulté est de savoir saisir le phénomène médiatique par le bon bout. Le tout est de bien questionner. Je prendrais pour exemple particulièrement emblématique ce problème récurrent qu’est l’immigration. Ce n’est certes pas un hasard si elle est devenue massive au moment où le néocapitalisme achevait sa mue, dont les mouvements contestataires des années soixante ont été des vecteurs particulièrement efficaces. Un phénomène pareil, qui s’inscrit dans une stratégie de dislocation de la société européenne, et induit d’immenses bouleversements civilisationnels, ne saurait être appréhendé sans que l’essence même de cette interrogation n’affiche des postulats cruciaux. L’immigration, en l’occurrence, est révélatrice de ce que nous sommes. Non pas seulement en tant que peuple, capable de se soumettre au diktat d’une oligarchie qui fait ce qu’elle veut, mais en tant que résistant. Autrement dit, sur quel terrain place-t-on les valeurs qui commandent notre combat ? Seront-ce le racisme, l’islamophobe, le rejet de ce que nous ne sommes pas ? Mais qui sommes-nous ? Des Gaulois, qui ne sont au fond que la création d’un roman national rédigé au dix-neuvième siècle ? Des indo-européens, au sujet desquels existent des interprétations variées ? Des nationalistes ? Des européistes ? Des partisans d’une identité horizontale, biologique, raciale, ou bien les tenants d’une Tradition, d’une verticalité hiérarchisée, qui reconnaît dans chaque peuple des niveaux d’êtres, et pense le monde en fonction de ceux-ci ? Bien sûr, tout est plus compliqué que ce que j’avance ici, mais vous conviendrez qu’une prise de position reposant sur des slogans aussi simplistes que la haine du Noir ou de l’Arabe, ou d’un islam que l’on ne connaît pas, sinon même l’adhésion publicitaire à un christianisme qu’on agite comme un colifichet, un brimborion, sans savoir exactement ce que l’on revendique, est bien plus dangereuse pour la Résistance au nouvel ordre mondial, qu’une saine prudence, qui demande de la réflexion. Ce qui manque souvent, c’est une prise de distance.
Lionel Placet : Effectivement, L’Empire au cœur semble évoluer, au fil des pages, vers des considérations plus historiques, plus « métapolitiques ». Vous vous attachez par exemple à invoquer les mânes de plusieurs empires, ceux des Romains, de Charlemagne, du Saint-Empire…
C. Bourrinet : Justement, j’en viens à ce que je vous promettais tout à l’heure, à savoir justifier l’ordre apparemment confus de la composition de l’Empire au cœur. Le titre même est d’ailleurs un signe. Car, comme dans un temple, l’itinéraire doit se diriger vers le cœur, le naos, la demeure ultime du dieu. La première partie est consacrée à ce qui se déroule extérieurement, sur la place publique, sous le regard placide du ciel. Les hommes sont libres, libres de demeurer dans l’erreur ou dans la vérité. Puis il y a la table de sacrifice, l’autel, la surrection du sacrifice essentiel, qui est pour moi tout autant l’acte guerrier que l’écriture, création artistique par laquelle, selon le mot de Céline, on met sa vie sur la table. Enfin, on entre dans le cœur, c’est-à-dire le sacré, par quoi tout geste, toute émotion, toute pensée sont justifiés. Je ne conçois pas qu’un monde soit dual, ou éclaté, comme dans l’époque contemporaine. L’homme n’est pas une monade imperméable à l’irruption du divin. Au contraire, peu ou prou, il est soumis à des nécessités spirituelles. Le problème est que ce qui était évident jadis est soit occulté, soit tourné en dérision, par la non-pensée contemporaine, comme archaïsme et non-sens. On prend l’ivresse de l’enfant qui croit que le monde tourne autour de lui pour la liberté véritable.
L. Placet : Vous vous réclamez donc d’un certain paganisme.
C. Bourrinet : Attention ! Voilà encore un mot piégé. Je vous surprendrais bien si je vous disais que j’entreprends régulièrement des retraites dans des abbayes bénédictines, où l’on pratique encore le rite latin, et où je peux me délecter des accents merveilleusement purs de chant grégorien. La beauté, l’harmonie de nos églises, de nos cathédrales, de tous les vestiges artistiques d’une période qui est la gloire de l’Europe, ne sauraient être autre chose que le signe d’une présence, et la continuité d’une Tradition. Il serait ridicule, comme Baudelaire le soulignait en se gaussant, de revenir à la mythologie grecque stricto sensu. Ce qui compte, en l’espèce, est une mise en situation spirituelle, donc éthique. Qu’est-ce que le monde, l’homme, l’action ? Je crois qu’il est vital pour les Européens, et d’ailleurs pour tout peuple, d’interroger les dieux des ancêtres, qui sont probablement plus modernes que nos TGV et nos postes d’ordinateurs. Je ne développerai pas là ce qui demanderait des pages, et qui est amplement expliqué dans mon livre, mais je me contenterai de dire, non sans quelque confusion, car c’est une chose intime, que je ne saurais contempler les manifestations du monde sans éprouver une joie dont il est difficile de savoir si elle est charnelle ou spirituelle. Tout le reste n’est que littérature, mais, contrairement à Verlaine, je m’en réjouis, car la littérature est l’expression de ce bonheur.
L. Placet : Que pensez-vous qu’il soit donc possible de faire, en cet âge de fer que vous vous appliquez à décrire de façon si caustique ?
C. Bourrinet : Eh bien, tout et rien. L’accélération du temps conduit à des réactions sans jugeote, à la diable va comme je te pousse ! C’est d’ailleurs le propre du nihilisme, et les remarques de Hegel, sur l’ironie de l’histoire, sont singulièrement adaptées à un âge qui récupère, détourne et retourne. Si j’avais un conseil à donner, ce serait celui-là : apprenons à nous méfier. Maintenant, il est vrai qu’une telle circonspection peut amener à une paralysie mortelle. Car bien entendu, ce temps est terriblement dangereux : nous risquons de perdre notre vie, la planète est en péril, et se dessine le cauchemardesque projet d’un gouvernement totalitaire mondial. Il est vital donc de résister par tous les moyens. Mais le pire est de perdre son âme. Le combat doit être juste, c’est-à-dire être habité par la présence du sacré. Sinon, une victoire ne sera qu’une défaite, et la solution pire que le problème à résoudre. Si j’avais un conseil à donner à tous les jeunes militants, ce serait celui-ci : apprends à te connaître, à fouiller les raisons profondes de ton engagement, ce qui revient à interroger la mémoire de notre civilisation. La longue histoire est au fond le chemin le plus court vers la justesse.
Claude Bourrinet, L’empire au cœur, préface de Georges Feltin-Tracol, Éditions Ars Magna, 2011, 384 p., 33 € (+ 2 € pour le port), chèque à l’ordre des Éditions Ars Magna, BP : 60426, 44004 Nantes CEDEX 1. |
|
 |