|
 |
Une revanche islamiste en Asie centrale est-elle possible?
Au mois de janvier le directeur du Service de sécurité nationale des Etats-Unis, John Negroponte, a présenté son rapport annuel. De l'avis du patron du renseignement américain, les répressions, la stagnation politique et la corruption dans les pays d'Asie centrale créent un milieu favorable au développement des "sentiments et des groupements islamistes radicaux". Le danger présenté par les islamistes radicaux dans cette région est tel que John Negroponte exhorte les Etats-Unis à envisager un partenariat avec les pays centrasiatiques dans le secteur énergétique ainsi que dans le domaine de la lutte contre le terrorisme.
La rapidité de "l'islamisation" en Asie centrale est effectivement impressionnante. Il y a encore quelques années, dans les rues des villes de la vallée de la Fergana les femmes portant le hidjab (voile) étaient pratiquement inexistantes. Aujourd'hui c'est tout juste si une autochtone sur trois ne revêt pas l'habit porté par toute croyante musulmane. Les autorités tadjikes et kirghizes ont vainement tenté d'interdire le port du hidjab dans les écoles. Les jeunes filles préféraient renoncer aux études, les autorités ont été contraintes de reculer.
Le fait que d'ores et déjà dans la vallée de la Fergana une grande partie de la population n'accepte pas les lois laïques et applique les règles de la charia est admis par le pouvoir en place. "Dans la vallée de la Fergana les structures islamiques radicales se multiplient au fil des jours. Nous ignorons les noms de beaucoup d'entre elles", a déclaré Chamsybek Zakirov, l'assistant du directeur de l'Agence pour les affaires religieuses près le gouvernement kirghiz.
L'organisation internationale Hizbut Tahir est le mouvement islamique radical le plus suivi en Asie centrale. Bien que les idées prônées par ses militants soient choquantes pour les Européens, il serait erroné de considérer ce mouvement comme une organisation terroriste. Les autorités centrasiatiques n'ont pas réussi à démontrer l'implication du Hizbut Tahir dans les attentats terroristes. Les membres de ce parti assurent qu'ils condamnent les méthodes de lutte violentes et que le khalifat ne pourra être instauré que lorsque la plupart des musulmans y seront prêts. Les services secrets traitent sans ménagement les apologistes du khalifat: toute personne trouvée en possession d'un tract du Hizbut Tahir est passible de plusieurs années d'emprisonnement. Seulement les mesures répressives ont plutôt un effet contraire. "Chaque procès intenté contre les membres du Hizbut Tahir est mis à profit par les accusés pour promouvoir leurs idées", se plaint un dirigeant ouzbek haut placé que nous avons consulté.
L'organisation Akramia a connu la notoriété mondiale après la répression brutale par Tachkent de l'insurrection qui au mois de mai 2005 avait éclaté dans la ville ouzbèke d'Andijan. Cette émeute avait été provoquée par l'arrestation d'hommes d'affaires membres d'Akramia. Dans un premier temps leurs partisans avaient mis sur pied des manifestations pacifiques, mais quand il s'était avéré que les autorités ne libéreraient pas les personnes arrêtées, ils avaient pris les armes. Tachkent avait violemment réprimé l'insurrection. La tragédie d'Andijan a une préhistoire. En 1992, le professeur de mathématiques Akram Iouldachev, alors âgé de 28 ans, déçu par les idées du Hizbut Tahir avait quitté cette organisation. L'ancien militant clandestin avait alors écrit un traité philosophique titré "La Voie de la foi". Dans cet ouvrage assez confus Akram Iouldachev avait laissé de coté les questions politiques, se contentant de méditer sur le perfectionnement moral du musulman. Peu à peu il s'était formé autour de Iouldachev un cercle d'adeptes que l'on avait fini par désigner par le terme akramistes. "C'est un fait qu'avant la tragédie d'Andijan les akramistes ne s'étaient pas ingérés dans la politique", nous a assuré l'ancien mufti de l'Ouzbékistan, Moukhamad Sadyk Moukhamad Ioussouf. Nous pensons qu'on peut le croire. Ce personnage est exceptionnel pour l'Ouzbékistan moderne. En 1993, il avait été pris en grippe par Islam Karimov. Redoutant d'être arrêté, le mufti s'était réfugié en Arabie saoudite. Cependant, après les attentats perpétrés à Tachkent en 1999, le président avait jugé nécessaire d'utiliser le prestige du mufti et il lui avait proposé de rentrer au pays sans crainte pour sa sécurité. Aujourd'hui il est le seul théologien ouzbek indépendant à critiquer ouvertement la politique religieuse du chef de l'Etat tout en restant en liberté. Dans le contexte de la pauvreté extrême qui régnait dans le pays, y compris à Andijan, l'activité déployée par les socialistes islamiques s'était révélée plus payante que la propagande antigouvernementale la plus éhontée.
La répression des "islamistes socialistes" par Tachkent s'est avérée vaine. Aujourd'hui des cellules d'akramistes fonctionnent clandestinement dans les grandes villes de l'Ouzbékistan et aussi dans la partie kirghize de la vallée de la Fergana. Cependant, après l'insurrection d'Andijan leur attachement aux "méthodes non violentes de lutte" incite fortement au scepticisme. En effet, tout indique que la rébellion avait été minutieusement préparée. Les "manifestants pacifiques" avaient avec savoir-faire professionnel pillé une unité militaire et pris d'assaut l'un des établissements carcéraux les mieux protégés de la CEI. "Maintenant des centaines de croyants accusés de wahhabisme croupissent dans des prisons ouzbèkes. Ma seule faute aux yeux d'Islam Karimov est d'avoir combattu le vol et la corruption", nous a déclaré d'Europe par téléphone l'ancien imam de la mosquée de Tachkent, Obidkhon Nazarov, l'un des théologiens les plus écoutés d'Asie centrale. Au début des années 90, un bon millier de musulmans écoutaient ses sermons dans la mosquée Makhtab à Tachkent. Les autorités avaient accusé l'imam d'être le chef des wahhabites. Craignant pour sa vie, en 1998 Nazarov avait été contraint de fuir l'Ouzbékistan.
Les wahhabites ont commencé à être évoqués en Asie centrale au début des années 1990, lorsque les habitants de l'ancienne Union soviétique ont pu faire des études à l'étranger. Les wahhabites sont des adeptes de l'école hanbalite bien implantée en Arabie saoudite. Chose intéressante, bien que ne se reconnaissant pas wahhabite, Obidkhon Nazarov prône les mêmes idées que les théologiens saoudiens.
Ces derniers temps on observe en Asie centrale un regain d'activité du mouvement Tablighi Jamaat ("société chargée de délivrer le message"). Il a vu le jour en Inde, où après la prise du pouvoir par les Anglais les musulmans avaient été relégués au rang de minorité religieuse alors que jusqu'ici ils y avaient occupé une position prédominante. La plupart des tablighistes centrasiatiques sont des autochtones ayant suivi une formation dans les centres du Tablighi Jamaat situés en Inde et au Pakistan. "Nous nous employons à ce que les missionnaires soient autorisés à prêcher au Département spirituel, cependant beaucoup d'entre eux ignorent cette revendication", dit Chamsibek Zakirov, conseiller du directeur de l'Agence pour les affaires religieuses près le gouvernement kirghiz. L'activité déployée par les tablighistes n'est pas sans inquiéter aussi les gouvernements des autres pays centrasiatiques. Si au Kazakhstan les missionnaires islamistes en sont quittes pour une amende, en Ouzbékistan au moins une dizaine de membres de cette organisation ont été condamnés à des peines d'emprisonnement.
Le soufisme, un courant mystique de l'islam, est largement répandu dans la région. Les soufis tentent d'accéder à Dieu en recourant à leur expérience personnelle et à la méditation, à bien des égards ils ressemblent aux bouddhistes et aux yogis. Un ordre du soufisme avait été fondé dès le XIVe siècle à Boukhara par un ferblantier dénommé Nakchbandi. Par la suite des adeptes de cet ordre étaient apparus partout dans le monde islamique. Au XIXe siècle la plus grande résistance aux troupes russes au Caucase avait été offerte par les membres de cette confrérie. Le célèbre imam Chamil avait été le chef spirituel de la "section" locale de l'ordre. La plupart des basmatchis centrasiatiques (adversaires de la soviétisation) en étaient membres également.
A l'époque de l'URSS le KGB avait réussi à dompter le bellicisme des nakchbandistes. L'ordre du Kadaria est alors devenu le principal bastion de résistance aux "colonisateurs". En 1994, lorsque Moscou a introduit des troupes en Tchétchénie, les membres de ce mouvement se sont engagés dans une lutte armée particulièrement farouche. A propos, les danses belliqueuses des combattants tchétchènes que l'on montre souvent à la télévision sont justement un rite kadaris.
Au premier abord il peut paraître étrange que dans l'ensemble les autorités des républiques centrasiatiques encouragent le soufisme. Si à l'époque soviétique les communistes avaient transformé le mausolée de Nakchbandi en entrepôt d'engrais minéraux, en 1991, les autorités ouzbèkes ont aménagé sur le site un mémorial somptueux, où des milliers de croyants se rendent en pèlerinage. Qui plus est, l'artère centrale de Boukhara qui du temps de l'URSS portait le nom de Lénine, a été rebaptisée en l'honneur de Bagaouddine Nakchbandi. Pourtant, cette position est parfaitement explicable. Les autorités craignent surtout le fondamentalisme islamique. Dans ce sens, le soufisme se présente comme un contre-feu efficace. Cependant, la bienveillance des autorités à l'égard des islamistes mystiques s'arrêtera lorsque les soufis deviendront de véritables concurrents. Dans les villages des environs de Douchanbe des milliers de personnes assistent aux prêches soufis du vendredi prononcés par deux frères qui récemment encore avaient fait partie de l'opposition tadjike. Des gens viennent même de l'Ouzbékistan voisin.
Il est improbable que dans un avenir proche les autorités réussissent à mater les islamistes radicaux. Plusieurs facteurs contribuent à la montée de leur influence: le vide juridique dans la Kirghizie postrévolutionnaire, la pauvreté extrême des gens et la corruption des autorités au Tadjikistan et en Ouzbékistan. Mais quoi qu'il en soit on ne saurait exagérer le danger présenté par les islamistes radicaux. Les années de pouvoir soviétique ont laissé une forte empreinte sur la population autochtone. En Asie centrale (en tout cas au moment présent) les gens sont dix fois plus laïques qu'en Afghanistan, au Pakistan et même dans la région autonome des Ouïgour, dans la province chinoise du Xinjinag, où les communistes sont arrivés au pouvoir trente ans plus tard qu'en Asie centrale. Dans ce contexte la création d'un Etat islamique ici est tout simplement irréelle du moment que les adversaire d'un tel régime sont majoritaires dans la population. Cependant, les islamistes radicaux bien organisés et énergiques ont suffisamment de forces pour déstabiliser la situation.
|
 |
|
Niveau 1 :: Jeune dissidence
|
|
Niveau 2 :: La Lettre « Les Nôtres »
|
|
Niveau 3 :: Résistance Hors Serie
|
|
|
|
|