A la une du Figaro du samedi 7-8 octobre, on peut lire que “La Russie lance une chasse aux Géorgiens”. Le titre de l’article en page 2, sous la plume de Fabrice Nodé-Langlois, se veut encore plus explicite : “La chasse aux Géorgiens est ouverte à Moscou”, tandis que le dossier se complète d’une interview du président géorgien Mikhaïl Saakachvili accusant Poutine de racisme et la Russie d’ingérence outrancière dans son pays. S’il n’y avait un petit encart nous apprenant que le président géorgien “est à la tête d’une jeune équipe de trentenaires formés pour la plupart dans les pays anglo-saxons”, on pleurerait sans retenue sur les malheurs de la petite et courageuse Géorgie menacée par l’ours ou l’ogre son voisin, vieil archétype des mélodrames et des contes de fées.
Ce qui déclenche ainsi l’ire du Figaro contre le président russe, c’est l’expulsion de 150 Géorgiens de Moscou. On nous fait donc trembler sur le sort des autres Caucasiens, en prenant bien soin de glisser rapidement sur le fait que 120 à 130 de ces expulsés sont des immigrés clandestins et qu’il y en a 300.000 sur le territoire russe selon le président de la Douma. Evidemment, les Géorgiens menacés d’expulsion se sentent “comme les juifs pendant la dernière guerre”, ce qui fait de Poutine un nazi coupable de “nettoyage ethnique”. C’est bizarre, ça me rappelle quelque chose… Un certain Milosevic par exemple, et avant lui les dénommés Mladic et Karadzic. Les poncifs de la désinformation ont la vie dure.
Ce même 8 octobre, le vice-premier ministre russe et ministre de la Défense, Sergei Ivanov, déclarait que “La Russie ne peut et ne veut pas combattre le peuple ami de Géorgie”, ajoutant immédiatement que “l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, c’est une toute autre question. Nos casques bleus sont là-bas et l’on y trouve de nombreux Russes, ainsi qu’en Géorgie ; mais ils sont principalement en Abkhazie et en Ossétie du Sud, pour plus de 90 % d’entre eux. Si les dirigeants géorgiens attaquent nos casques bleus ou nos ressortissants, si des purges ethniques ou un génocide s’amorce, la Russie ne pourra pas rester sans réagir.” (Itar-Tass, 8 octobre).
L’arrestation des quatre militaires russes par les autorités de Géorgie et leur libération quelques jours plus tard n’était pas la première affaire du genre – j’ai d’ailleurs fait une allusion rapide à cette série de provocations dans un article précédent – mais c’est la première médiatisée en Occident, la première fois aussi que l’OTAN et l’OSCE interviennent pour “calmer le jeu”. Il faut dire qu’elle fait suite à la demande officielle de rattachement à la Russie de l’Ossétie du Sud et à la célébration en Abkhazie du 13e anniversaire de son indépendance non reconnue.
Le 29 septembre, le premier ministre d’Arménie se déclarait “préoccupé par la “rapide dégradation des relations entre la Russie et la Géorgie” à l’occasion de cet incident. Contrairement aux médias français, les Arméniens sont aux premières loges et suivent depuis des mois la guerre larvée qui couve dans le Caucase ; qu’ils emploient des termes aussi forts dans le langage diplomatique ne laisse pas d’être inquiétant, d’autant plus inquiétant que, parmi les conseillers de Saakachvili, on compte des officiers américains chargés de l’entraînement de l’armée géorgienne. Et près d’eux, des officiers turcs. L’emploi des thèmes de propagande devenus classiques – nettoyage ethnique, génocide, etc. – tant par nos médias prêts à diaboliser Poutine que par la Russie, comme on le voit dans le discours de Serguei Ivanov cité plus haut, est tout aussi alarmant quand on apprend, le 3 octobre, que “l'assemblée parlementaire de l'OTAN s'est prononcée mardi en faveur des aspirations atlantistes de la Géorgie.
"Des encouragements et un soutien devraient être prodigués aux aspirations de la Géorgie à rejoindre l'OTAN", lit-on dans une déclaration adoptée en prévision du sommet de l'OTAN qui doit avoir lieu les 28 et 29 novembre prochain à Riga.
"L'adhésion à l'Alliance doit rester ouverte aux candidats, d'une part prouvant leur adhésion aux valeurs communes de l'Alliance et, d'autre part, considérés par les pays membres comme prêts à rejoindre cette dernière", souligne le document.
L'Assemblée parlementaire de l'OTAN a également appelé les dirigeants de l'Alliance à fournir à l'Albanie, à la Croatie et à la Macédoine, lors du sommet de Riga, des indications claires quant au moment auquel ces pays pourront s'attendre à recevoir une invitation à rejoindre l'Alliance. "Les dirigeants de l'Alliance devraient s'atteler à l'élaboration d'une vision stratégique sur les perspectives d'élargissement à long terme", précise la déclaration (Ria-Novosti).
Le Figaro n’est pas le seul journal français à suggérer que Poutine n’est qu’un dictateur sans aveu. L’assassinat, le samedi 7 octobre, de la journaliste Anna Politkovskaïa, du journal d’opposition Novaïa Gazeta, a déchaîné la presse française. La nouvelle tombe vers 14 h GMT sur les sites des agences russes, pratiquement dès qu’un de ses voisins, ayant trouvé son corps dans l’ascenseur, a alerté la police. Etant donné ses prises de positions en faveur du peuple tchétchène, tout le monde pense immédiatement à un meurtre politique. Dès le lendemain, le procureur général de Russie, Yury Chaika, fait savoir qu’il supervisera personnellement l’enquête. Mais la presse française tient déjà le coupable : Poutine – tout comme, après Beslan, c’est lui et non les terroristes que l’on a dénoncé avec vigueur.
Lorraine Millot, correspondante à Moscou de Libération, annonce le mardi 10 que le président n’avait “mandaté aucun représentant officiel” aux obsèques de la journaliste. Ce même jour, Ria-Novosti “note la présence de Leonid Nadirov, vice-ministre de la Culture” aux côtés du directeur de Novaïa Gazeta et d’autres personnalités du journalisme russe.
L’édito du Monde, accusant Chirac de complaisance politique envers Poutine, s’achève par un morceau de bravoure : “L'assassinat d'Anna Politkovskaïa ne peut être imputé au régime, mais il s'inscrit dans un climat de violence, de non-respect du droit et d'intolérance, dont ce gouvernement porte une large part de responsabilité. Il est grand temps de s'en distancier.” Le jeudi 12, on lit sous la plume de Madeleine Vatel qu’une liste de personnalités à liquider, en particulier de journalistes, circule sur Internet à partir du site La Volonté russe, site disparu depuis le mercredi 11.
Madame Vatel commente : “Depuis plusieurs années, la Russie connaît une multiplication de groupes extrémistes et xénophobes, et des actes de racisme violents sont régulièrement perpétrés, que ce soit contre des étudiants africains ou asiatiques, ou des ressortissants de pays du Caucase et d'Asie centrale. Les ennemis de la Russie sont définis par les différents sites ultranationalistes comme étant ceux dont les activités sont financées par des fondations étrangères. Quatre sites de ce type ont été identifiés par les militants des droits de l'homme.” Comme Poutine a exigé la transparence sur le financement des ONG, le lecteur intelligent aura complété de lui-même. Quant à l’éditorial du 12 octobre de Jean Daniel dans le Nouvel Observateur en ligne, il désigne les journalistes comme ceux qui “résistent à des oppressions exercées par des polices masquées dans des pays qui prétendent avoir effectué leur ‘conversion’ à la démocratie mais où le despotisme réserve ses coups aux esprits les plus libres.”
Même les partis politiques s’en mêlent. Lors de la conférence de presse de l’UMP le 9 octobre, son porte-parole Luc Chatel commente : “Ce crime odieux porte un coup sévère à la presse indépendante et à la liberté d’expression en Russie. Il choque tous ceux qui sont attachés au respect des libertés fondamentales dans ce pays”. Les Verts ‘tiennent à dire leur indignation devant la dégradation de la situation des libertés publiques dans la Fédération de Russie. La liberté de la presse n’est plus garantie. Les voix dissidentes sont menacées.” Cette campagne qui mêle insinuations et accusations est une spécialité française. Si la presse mondiale, y compris la presse russe, s’est indignée de cet assassinat, le ton n’est généralement pas aussi clairement à l’hallali. La Libre Belgique cite par exemple l’opinion de Mikhaïl Gorbatchev, dont on apprend ainsi qu’il est co-propriétaire de Novaïa Gazeta : une prudente allusion au profit que pourraient tirer de ce meurtre les adversaires de la Russie. Et la Libre Belgique de rappeler, même en qualifiant de “cyniques” les politologues du Kremlin, qu’ils “évoquent le meurtre du journaliste ukrainien Géorgui Gongadzé, dont les retombées ont contribué dans le temps à la chute du régime de Léonide Koutchma, pour supposer que la mort de Mme Politkovskaya fait partie du même scénario qu'on prépare pour la Russie dans le but d'y déclencher une révolution orange.” Le ton reste hostile à Poutine mais, du moins, les lecteurs belges entendent-ils plusieurs sons de cloche.
Toute cette campagne suggère que les chefs d’orchestre atlantistes ont fini par s’émouvoir du travail diplomatique effectué par Poutine ces derniers mois, tant en direction des pays européens qu’à l’occasion du nucléaire iranien et cherchent une nouvelle fois à le diaboliser pour forcer nos propres dirigeants à durcir leur politique. La perspective d’un axe Paris- Berlin-Moscou semble décidément fortement effrayer Zbigniew Brzezinski et les autres partisans d’une hégémonie impériale des USA pour au moins les 20 prochaines années ! Inutile de dire que, si la Géorgie se prête à cette version contemporaine du Grand échiquier dans l’espoir de gagner son ticket d’entrée dans l’OTAN d’abord, en Europe ensuite, carotte qu’on ne cesse d’agiter devant son nez, elle risque de le payer d’un prix plus élevé qu’elle ne le croit. Enclavée entre des pays musulmans et l’Arménie à laquelle l’oppose une vieille rivalité, elle rêve de chrétienté et d’abondance. Ses conseillers pensent pétrole et géopolitique d’encerclement. Avec implantation de quelques McDo et de quelques bases militaires au passage, il n’y a pas de petits profits. Le réveil pourrait se révéler douloureux, et trop tardif.
En incitant la Géorgie à provoquer en permanence son voisin russe, il est évident que les USA cherchent à pousser Poutine à la faute, c’est-à-dire à tirer les premiers obus d’une guerre asymétrique, ce qui permettrait de le déconsidérer sur le plan international ou d’essayer au moins de le déstabiliser par l’une ou l’autre forme de “révolution” téléguidée, afin de renvoyer la Russie au chaos et, accessoirement, de s’emparer du gaz sibérien.
Ce plan cousu de fil blanc ne peut pas réussir. Mais, avant d’échouer, il peut nuire.
Dernière nouvelle : le conseil de sécurité de l’ONU vient de proroger le mandat de paix de la Russie en Abkhazie et Ossétie du sud jusqu’en mai 2007 et d’accuser la Géorgie, par ses actions hostiles dans les gorges de Kodori, d’avoir enfreint les accords de 1994 et de porter ainsi la responsabilité du regain de tension.