Que retenir, au-delà d’une émotion exaspérée, de la première partie du procès d’Anders Behring Breivik, consacrée au témoignage de l’acteur du carnage de l'île d'Utoeya ? Le récit qu’il fait de la tuerie semble appartenir à un monde étrange, étranger, et pourtant résonne comme un scenario que la plus haute mémoire a inscrit dans les gènes culturels de l’humanité occidentale.
Les Romains avaient un mot, pour désigner le crime dont les conséquences dépassaient les dimensions acceptables du comportement humain, même lorsque ce dernier était excessif et condamnable, comme l’homicide par intérêt, ou le meurtre politique. Le « scelus » en effet était un crime contre les dieux, contre les hommes, le « scelestus », un criminel, un impie, un sacrilège, un maudit, et le verbe « scelero, scelare » signifiait souiller, profaner, polluer. Certains actes outrepassaient non seulement le domaine où s’exerçait la justice des hommes, mais aussi ce qui était imaginable, admissible dans la sphère de la cité. A tel point que la mise hors du monde des vivants du « scélérat » ne devait pas s’effectuer de main d’homme. Il était sacré, c’est-à-dire que son crime transcendait la condition mortelle et touchait, par sa démesure, son hybris, la dimension divine, et par là, il relevait du tabou : ôter la vie par sa main à un tel criminel était se souiller, recevoir une dangereuse impureté, comme une trop grosse charge électrique. C’est pourquoi existait à Rome le Sceleratus campus, le champ scélérat, où l’on enterrait vivantes les vestales coupables, ces prêtresses vierges qui entretenaient le feu de la Patrie. Un parricide était « scélérat », de même. Médée, personnage tragique qui tue ses enfants pour se venger de son amant Thésée, appartient à cette race maudite qui sacrifie son propre sang, sa propre chair, à sa passion et sa folie (furor). Elle devient un « monstre », un phénomène que l’on « montre », que l’on peut désigner parce qu’il nous est étranger, parce qu’il est devenu un « scelus nefas », c’est-à-dire en dehors du permis, de ce qui est admis dans la relation qu’entretiennent les hommes, tant entre eux qu’avec les dieux.
Shakespeare et Racine avaient gardé ces types archaïques dans leurs tragédies. Lady Macbeth et Phèdre ressuscitaient le théâtre antique, qui mettait au jour la cruauté des profondeurs, la nuit « abominable » (scelerata) qu’entretient, en elle-même, la condition humaine.
Notre époque désacralisée, par son souci d’apprivoiser l’homme, de le domestiquer par l’idéologie apaisée des droits de l’homme et des doses massives et soporifiques de consommation d’objets et de spectacles, semblait avoir reculé les frontières du monstrueux. Du moins le pensait-on, car revenaient, comme un contrepoint obligé à la douce musique de chambre de la démocratie hédoniste et kantienne, les références plus ou moins accentuées à l’ «innommable », d’une Shoah à la mémoire de laquelle une quasi religion sacrificielle est vouée, aux autres « génocides », moins médiatisés, comme les massacres communistes (URSS, Chine, Cambodge), ou africains.
Le terrorisme, depuis les années 90, est devenu un facteur non négligeable de guerre « sale », souterraine et très déstabilisatrice, quand elle n’est pas instrumentalisée à des fins inavouables par les forces mêmes qui en seraient les principales victimes. On a là un ingrédient mortifère qui détient le triste privilège d’être infâme, parce que les responsables en sont clandestins, apparemment extérieurs aux milieux réguliers, comme les armées ou les forces de police, et qu’ils meurtrissent des civils présumés innocents. Que les guerres « normales » détruisent les populations, comme ce fut le cas par exemple à Hiroshima ou à Nagasaki, sans compter les exactions « inévitables » dans le cadre de conflits avérés et mettant en prise des Etats, apparaît comme un sophisme, car il est convenu que la guerre possède des « lois » dont l’usage n’est pas conciliable avec celui qu’imposent les droits de l’homme, bien qu’il soit aussi acquis qu’on ne puisse pas, dans ces cas, tout faire. En vérité, la frontière entre le « monstrueux » et le « normal » est assez floue et poreuse, et le seul critère qui départage l’un de l’autre est éminemment subjectif. Sera considéré comme « inhumain » ce qui se révèlera insupportable à la sensibilité et à la conscience humaine. César a exterminé des peuples gaulois, intégralement, mais, si les Optimates, l’aristocratie, ont bien eu quelques mots à ce sujet, du bout des lèvres, c’était seulement à des fins politiciennes : personne ne voyait alors d’anomalie à éradiquer une population de la surface de la terre, et cela bien que les Romains fussent les inventeurs du terme, appelé à une brillante postérité, d’humanitas, et quoique le peuple de la louve fût aussi, par rapport à d’autre, singulièrement humain. Il est avéré aussi que la visibilité, si présente à notre époque, favorise le caractère insoutenable de gestes qui sont pourtant des actions courantes sur le terrain. Lorsque des exécutions sommaires sur des prisonniers ont lieu, pour peu que ces exactions restent occultes, ou seulement rapportées, leur effet en sera atténué. En revanche, une photographie peut en accentuer l’horreur. Songeons par exemple au fameux cliché du photographe de presse irlandais Eddie Adams, qui montre un militant Viêt-Cong tué froidement d’une balle dans la tête par un soldat sud-vietnamien. Enfin, l’origine même des victimes modifie la perception que l’on a de ce genre de « scélératesse ». Le massacre de l’île d'Utoeya suscite plus d’émotion que ceux perpétrés par les salafistes en Irak, en Iran ou au Pakistan contre les chiites. Pourtant, des dizaines de milliers de fidèles périssent par les attentats, sans que leur mention fasse l’objet d’autre chose que quelques entrefilets dans la presse occidentale.
Qu’est-ce qui provoque donc autant de malaise dans le cas Breivik ?
Il est évident que l’atrocité de son geste réside en grande partie dans l’origine de ses victimes, de nationalité norvégienne, comme lui. En règle générale, une guerre civile est toujours plus terrible qu’une guerre conventionnelle, car elle met aux prises les membres d’une même famille. La réponse de Breivik est claire, et appartient à la logique de son discours idéologique : les personnes qu’il a tuées, selon lui, n’appartenaient pas, de facto, à la nation norvégienne, et en étaient même les ennemies mortelles.
Outre le caractère très concret des gestes de Breivik ( par exemple : « Certains faisaient le mort, c'est pour cette raison que je tirais des coups de grâce. »), qui accentuait le pathétique du procès, parce qu’il nourrissait l’imagination de « choses vues », d’images ancrées dans le réel, l’une de ses déclarations a attiré l’attention : il affirme avoir refoulé ses sentiments, et agi avec tout le sang froid qu’octroie la maîtrise technique d’une opération mûrement projetée. Son dédoublement apparent de personnalité est encore souligné par le portrait « sympathique » qu’il dresse de lui-même, en dehors d’une opération qu’il juge inévitable, comme une tâche nécessaire, presque « professionnelle », en tout cas relevant d’un devoir pratique, incontournable.
Sa « rationalité », le caractère distancié avec lequel il relate son opération, et la nature de celle-ci, ont bien évidemment amené une réflexion sur son état de santé mentale. Serait-il « fou » ?
On retrouve donc la trame mythique des Anciens, leur interrogation sur les crimes qui excédaient la condition humaine, dont l’origine, pour les Grecs, était une action perfide des dieux contre les hommes, rendus fous, et, pour les Romains, qui avaient intériorisé la responsabilité, les déviations comportementales qu’entraînait la passion. Médée, par exemple, devenait hors d’elle, « aliénée ».
Ce n’est pas, visiblement, le cas de Breivik, qui, selon ses dires, n’a pas été emporté par la « fureur », mais a agi en toute connaissance de cause, comme on peut le constater en se référant à sa très longue analyse publiée sur le net.
Il est délicat, bien sûr, de définir la « folie ». L’une des grilles interprétatives du phénomène « totalitaire », à vrai dire la moins convaincante, fut se servir de ce concept à la portée des masses pour exclure Hitler, et, dans une moindre mesure, Staline et Mao, de l’humanité, pour expliquer une politique qui n’entrait pas dans la vision « humaniste » des démocraties occidentales. Marat ne voulait pas juger Louis XVI, sous le prétexte qu’il n’y avait rien de commun entre les rois et l’humanité. On voit que l’argument est très ancien, et donne de sérieux atouts à ceux qui veulent éviter de poser des questions essentielles. Le cas Pol Pot est, à cet égard, exemplaire. Contrairement à ce qui s’était passé en 1945, quand nombre de responsables nazis avaient été jugés et condamnés à Nuremberg, par ceux-là mêmes qui avaient, pour leur compte, commis de multiples atrocités, les Khmers rouges ont bénéficié d’une mansuétude pour le moins bizarre, bien qu’ils aient exterminé un peu plus d’un tiers des Cambodgiens. A vrai dire, il était peut-être plus aisé, idéologiquement, de condamner à mort les adeptes d’une théorie raciste, inégalitaire et « réactionnaire », que ceux d’un régime tout autant destructeur, mais dont la singularité était qu’il fût égalitaire, « progressiste », et qu’il s’inscrivît dans un projet issu des Lumières et du mythe de l’Histoire, dont l’Occident est redevable. La « déviation » qui transforme une bonne volonté en geste criminel ne peut être alors le fait que de quelques individus, dont la condamnation exempte les autres des responsabilités essentielles. Ainsi nulle entreprise d’approfondissement théorique n’est réellement conduite, pour mettre à vif les ressorts qui ont conduit à de tels massacres.
La question de la « folie » de Breivik est donc stratégiquement fondamentale. Les interrogations sur d’éventuelles complicités en font partie. S’il était en effet en relation avec un « réseau » structuré, la thèse de la folie apparaît un peu moins crédible. C’est pourquoi l’hypothèse a été rejetée. En tout cas, un Beivik « fou », comme un Méhra erratique, arrangerait beaucoup de monde.
Le seul obstacle discursif qui pourrait mettre à mal l’argument de la folie est présenté par la presse et la doxa bienpensante européenne. Breivik serait l’illustration de ce que peut produire l’ « extrême droite » et ses théories fumeuses. D’aucuns ont même évoqué le Front national, pour le déconsidérer. Mais, curieusement, à ma connaissance, aucune allusion n’a été faite des accointances que Breivik entretenait avec la franc maçonnerie et Israël, en qui il voyait un champion de l’Occident, ni de son admiration pour les néoconservateurs ultralibéraux anglais et américains. En, cela, il partage les prédilections d’une bonne partie de ceux que l’on nomme les « populistes » européens.
Plutôt que d’essayer d’expliquer son crime par les contenus idéologiques, et sans avoir la prétention de parvenir à éclairer des zones d’ombres, qui le resteront peut-être à jamais, à commencer par la personnalité de Breivik, il serait judicieux d’élargir son cas à l’état présent de la planète, caractérisé par l’emprise de l’idéologie, une déstabilisation universelle des sociétés et des repères, une technicisation croissante des modes de contrôle et d’agression.
Il est évident par exemple qu’il n’est pas nécessaire, a priori, d’adhérer à telle ou telle vision du monde pour perpétrer des massacres : un islamiste est aussi efficace en ce domaine qu’un maçon (ou chrétien ?) comme Breivik, ou qu’un israélite ou un athée. Le tout est d’être porté par un système abstrait, interprétatif et taxinomique, susceptible donc de cataloguer et d’ « objectiver » le vivant. Breivik, comme d’autres, est l’enfant d’un monde qui, depuis la Renaissance, tend à faire entrer l’humain, à la suite des animaux et des végétaux, dans une série étiquetée de genres et d’espèces à forte charge intégrative ou ségrégative. C’est ce que l’on appelle l’idéologie. Cette dernière se différencie des inimités ou des amitiés anciennes par son degré d’abstraction désincarnant. On massacrait, certes, jadis, mais l’ennemi, livré à l’hostilité, gardait son caractère légitime, et s’il était éliminé, c’était comme adversaire, et non comme antithèse absolue. Même si les Hellènes avaient tendance à voir l’Asie comme une contrée de barbare, ils hésitaient souvent à faire entrer ces barbares dans des catégories trop limitatives et exclusives. Tout comme les Romains, ils assimilaient les autres peuples à une universalité du genre humain, que la diffusion de la culture gréco-romaine avait vocation à élever vers une civilisation susceptible d’incorporer tout ce que le monde comportait de richesses humaines et matérielles. Et cette culture était en fait très ouverte, très accueillante, soucieuse de préserver la diversité des nations, non d’imposer des croyances et des dogmes.
Rien de tel avec le terrorisme contemporain, qu’il soit le fait de groupes plus ou moins contrôlés, ou d’armées dotées d’armes sophistiquées, électroniques, manipulées à distance, comme les drones, qui semblent devenir une arme de plus en plus utilisée pour imposer la démocratie et l’american way of life.
Et justement, c’est la deuxième leçon du cas Breivik. Il a pu abattre des dizaines de personnes car il avait pris la précaution de s’armer substantiellement. Certes, les attentats sommaires, « amateurs », font encore des dégâts, comme le savent bien nos soldats en Afghanistan. Cependant, les théâtres d’opérations récents, comme la Libye et surtout la Syrie, montrent que les terroristes sont maintenant pourvus d’un armement de haute précision technologie. La technicisation des moyens de communication et de destruction va de pair avec celle de la pensée, qui appréhende l’adversaire comme un objet à éradiquer totalement.
La dernière leçon est un constat. Car loin d’être une singularité, un cas anormal, exceptionnel, il y a tout lieu de penser que l’action de Breivik va être la normalité, le mode opératoire largement employé dans un monde globalisé, où les distances, l’espace sont presque abolis, où la médiatisation et la spectacularisation sont omniprésentes, et où les esprits sont préparés au « choc des civilisations », concept fallacieux développé par le système oligarchique, qui fleurit dans une société en crise pourvoyeuse d’individus déboussolés, désaxés. Le terrorisme planifié est la rencontre entre l’hyper-modernité et l’archaïsme psychique d’éléments livrés à leurs démons par une société qui ne structure plus.
Combattre cette « monstruosité » ne consiste donc pas à dénoncer, sur le mode incantatoire, une « extrême droite », dont on se sert cyniquement par ailleurs pour semer l’anarchie, le chaos, et défendre un occidentalisme mâtiné de sionisme et d’un universalisme mal compris. Les petites chansons ne suffisent pas non plus. Ceux qui prônent l’ouverture tous azimuts de la société, au nom des beaux principes, comme si le Bien ne pouvait engendrer le Mal (voyez le Cambodge) n’ont pas compris que c’est par un équilibre retrouvé de Nations enfin restauratrices de leurs racines, de leur indépendance et de leur destin que les hommes pourront nouer des relations plus humaines entre eux, dans une différenciation assumée avec toute la générosité qu’un véritable humanisme peut engendrer. Une société forte, consciente d’elle-même, ne peut qu’être à l’abri de tels méfaits.