Le mythe du progrès, né avec les Lumières, ne repose que sur la foi dans l’exploitation illimitée des richesses terrestres, et dans le crédit non moins infini dans la capacité de l’homme à résoudre tous ses problèmes. La marée noire qui souille actuellement les eaux du Golfe du Mexique nous rappelle à la sagesse d’Apollon, qui répondait à la folie des hommes un prudent « Rien de trop ». Car le capitalisme, qui est une déclinaison, avec le prométhéisme de type soviétique, de l’arraisonnement technique et scientifique de la Nature, recherche par tous les moyens de le rendre rentable. Aussi bien, la catastrophe, qui dépasse en gravité celle de l’Exxon Valdez, lorsque, le 24 mars 1989, 50.000 tonnes de pétrole s’étaient déversées dans la baie du Prince William, en Alaska, a eu pour cause, selon les sénateurs Henry Waxman et Bart Stupak, un simple souci d'économie, dont la sécurité a fait les frais. Le naufrage, le 22 avril, de la plateforme pétrolière Deep Water Horizon, gérée par la compagnie britannique BP, dont l’explosion a causé la mort de 11 personnes, illustre spectaculairement l’irresponsabilité d’un système n’hésitant pas à mettre en péril le bien commun pour couvrir des intérêts particuliers.
Les dégâts écologiques seront en effet considérables. Les côtes de Louisiane, du Mississipi, de l’Alabama et de la Floride sont déjà touchées. La géographie même de cette région du monde, difficile d’accès du fait de son caractère marécageux, aggrave la destruction programmée de la faune et de la flore. A long terme, c’est tout l’équilibre de l’écosystème qui est menacé, non seulement parce que ce lieu constitue une étape majeure pour les oiseaux migrateurs, mais aussi parce qu’un processus de réaction en chaîne risque de bouleverser durablement la précaire harmonie qui lie les éléments naturels, maritimes et terrestres, avec toutes les formes de vie. Car ce ne sont pas uniquement les tortues marines, les alligators, les dauphins, les baleines qui mourront en inhalant ou ingérant le pétrole lorsqu'ils remontent à la surface pour respirer ou en se nourrissant de proies déjà souillées, mais de plus les toxines véhiculées par les hydrocarbures tuent les végétaux qui fixent les sédiments et les empêchent de se disperser dans l'océan.
Pourtant, au lieu d’insister sur la catastrophe écologique en tant que telle, c’est sur les conséquences économiques que s’arrêtent la plupart des interventions. Des plaintes, de la part de pêcheurs et d’éleveurs de crevettes ont été déposées contre BP et le Transocean, propriétaire de la plateforme sinistrée. Les dégâts se comptent pas millions de dollars, car la côte du Golfe pourvoie pour une part très importante les USA en produits de la pêche. Ce que l’on retient est la nature financière de ce désastre. La logique du système est telle que l’utilité seule est mise en relief, et que la notion de victime dépend de sa valeur marchande, des pertes matérielles et financières occasionnées par la catastrophe.
Il semblerait de ce fait que l’importance de la Nature en soi ait été tout simplement « oubliée », comme si l’on était incapable de la penser en dehors de tout souci utilitaire. C’est bien le mépris de cette gratuité du Monde qui caractérise la société issue de la modernité occidentale. Pour bien faire comprendre le changement qui s’est produit alors dans le paradigme civilisationnel, je rappellerai les propos de Plotin, philosophe considérable de l’Antiquité, qui fait ainsi parler la Nature :
« Et si quelqu’un lui demandait pourquoi elle produit, et si elle consentait à faire attention à celui qui la questionne et voulait bien lui répondre, elle dirait : « Il ne fallait pas m’interroger, mais plutôt saisir intuitivement en restant soi-même silencieux, comme moi-même je me tais, et n’ai pas l’habitude de parler – Mais que fallait-il saisir ? – Que ce que je produis, tandis que je garde le silence, c’est ce que je contemple, un objet de contemplation qui est produit par ma nature et qu’à moi, qui ai été moi-même produite par une contemplation, il convient que ma nature soit amoureuse de la contemplation. Et c’est ce qui en moi contemple qui produit ce que je contemple, de même que les géomètres dessinent en contemplant. Mais moi, je ne dessine pas, je contemple seulement, et les lignes des corps se réalisent comme si elles sortaient de moi. » (Troisième Ennéade, 8, 4. 1.)
Par cette prosopopée, Plotin nous explique que la perfection de la Nature provient, sans distance, dans le silence du rayonnement pur de ce qui est, de l’inscription en elle de l’ordre divin, de celui des « Formes », et que, à celui qui, dans le silence, veut revenir à son origine, parallèlement au retour à son moi profond, proche de Dieu, il peut contempler la Nature, elle-même contemplation.
Que nous loin des cours de la Bourse !