Déchirée en deux, l’association phare de l’altermondialisme a offert lors de son assemblée générale extraordinaire des 17 et 18 juin 2006 le spectacle d’une crise d’identité sans précédent.
Dans la hantise de voir transpirer à l’extérieur les échos de leurs troubles internes, les militants d’ATTAC se réfugiaient depuis des années derrière des guillemets lorsqu’ils devaient malgré tout évoquer la « crise » du mouvement. Les universités d’été, organisées en août 2005 à Poitiers avaient déjà donné l’occasion aux tensions qui règnent au sein de l’association de s’exprimer publiquement. Après l’assemblée générale extraordinaire du phare de l’altermondialisation en France, qui s’est tenue les 17 et 18 juin derniers à l’université de Rennes-II, toutes les précautions oratoires ou typographiques ont, dans un climat délétère, sauté : au déficit financier (170 000 euros en 2005) et, pour la première fois depuis la naissance d’ATTAC en 1998, à la saignée des effectifs (5 000 cotisants perdus à la fin de l’année dernière, 19 000 adhérents à jour de cotisations à la mi-juin 2006) se surajoutent, aux yeux du monde sur la place publique une crise de nerfs, une crise de confiance, une crise morale et surtout politique. Comme si, dans l’« impasse du libéralisme », raillée par une fausse plaque signalétique apposée sur un des murs de la faculté, il y avait une porte secrète vers une autre impasse, celle d’ATTAC profondément divisée en deux tendances de fait.
Orientations en question
Repoussée de six mois afin qu’une direction collégiale provisoire tente de dégager des consensus sur une réforme des statuts, l’élection du conseil d’administration et de la nouvelle équipe dirigeante d’ATTAC a donné lieu à un affrontement très vif entre différentes conceptions de l’association : d’un côté l’” historique “ Bernard Cassen, président d’honneur, Jacques Nikonoff, président et Michèle Dessenne, secrétaire générale revendiquant avec un certain nombre de candidats « de base » une direction « forte » pour une ATTAC « autonome » et « indépendante » vis-à-vis des syndicats, en particulier, mais aussi plus globalement des mouvements sociaux et politiques ; de l’autre, les trois vice-présidents (Susan George, Gustave Massiah, François Dufour), en compagnie de tous les représentants des syndicats fondateurs d’ATTAC (Union syndicale Solidaires, FSU, UGICT CGT, etc.), de nombreux membres du conseil scientifique et des militants soutenus par leurs comités locaux, défendant le maintien d’un rôle de carrefour d’actions et de contre-expertises au service de tous.
Dans une association où, avec l’accord affiché des deux parties en présence, les membres actifs (adhérents individuels) devraient, si la réforme des statuts aboutissait ( quorum des deux-tiers des adhérents au 30 novembre 2006 ), voir leur poids rééquilibré par rapport à celui des membres fondateurs (organisations syndicales, journaux, associations, etc.) qui détenaient jusqu’à présent des prérogatives exclusives, les adhérents ont adopté à 66 % une liste « bloquée » des fondateurs (18 candidats pour 18 postes au conseil d’administration). À plusieurs reprises pourtant, Jacques Nikonoff et Bernard Cassen, partisans d’un scrutin plus « démocratique » (par exemple, 30 candidats pour 18 postes), mais détruisant le fonctionnement traditionnel du collège des fondateurs, les avaient à mots couverts encouragés à l’abstention ou au rejet. En revanche, selon les résultats communiqués en assemblée générale, les candidats proches des positions de la présidence d’ATTAC l’emportent assez largement dans la désignation des membres actifs au conseil d’administration ; alors qu’en cas de réforme des statuts, le nombre de militants « de base » présents dans cette instance passerait de 12 à 24, les partisans de « l’indépendance » d’ATTAC obtiennent 8 sièges sur 12 et 15 sur 24. Fait notable : Jacques Nikonoff, membre fondateur de l’association (c’est jusqu’ici obligatoire pour un président d’ATTAC), mais qui s’était porté candidat sur la liste des membres actifs est le mieux élu de tous les candidats avec 61,5 %.
Soupçons de « fraude »
Mais panique à bord à l’annonce officielle des résultats : les élus, tant actifs que fondateurs, partisans d’une ATTAC « en réseau » annoncent solennellement, par le biais d’une déclaration lue par Aurélie Trouvé, une jeune militante de Dijon arrivée deuxième derrière Jacques Nikonoff (57,45 %), qu’ils « suspendent leur participation » à la direction. Dénonçant, tableau probant à l’appui, une « anomalie statistique » observée entre les différentes phases d’un dépouillement, ils soupçonnent, en se gardant de l’affirmer de manière péremptoire, une « fraude » qui leur aurait fait perdre la majorité et en proie au « doute sérieux qui pèse sur ce vote » ils demandent qu’« une expertise indépendante soit menée ». Se disant d’accord avec cette expertise, le président d’ATTAC invite cependant à « appliquer le bénéfice du doute à tout le monde ».
Dès lors, dans la salle, l’atmosphère se dégrade. Macérant depuis des mois chez certains militants « de base » présents à cette assemblée générale, la hargne suinte, une claque spectaculaire s’organise parmi les 250 participants ; des insultes (« Berlusconi », « Bush ») fusent contre les minoritaires qui prétendent avoir été spoliés. « À ATTAC, nous ne cessons de critiquer les “experts” de l’OMC ou d’ailleurs, hurle Michèle Dessenne, mais dès que nous avons un problème, nous nous en remettons à eux, c’est tragique ! » Sous les huées d’une majorité de la salle lorsqu’il rappelle qu’ATTAC « appartient à tout le monde », Pierre Khalfa, représentant de “Solidaires” au collège des membres fondateurs, dénonce des « méthodes de la politique du XXe siècle », quand l’association visait à « inventer la politique du XXIe siècle ». Susan George tente sans succès de calmer les esprits en invitant à une minute de détente musculaire, alors que Bernard Cassen en profite pour présenter un voeu adopté dans la plus grande confusion, réclamant une expertise sur l’élection, promettant de nouvelles élections à la fin de l’année et priant tous les élus de siéger au conseil d’administration.
Malgré le boycott d’un peu moins de la moitié du conseil d’administration, l’instance se considérant jusqu’à nouvel ordre comme « légale et légitime » désigne Jacques Nikonoff à la présidence de l’association. Plus tard une « assemblée d’adhérents » aux accents très basistes après l’exclusion des « adhérents faisant autorité » (élus au CA, fondateurs, membres du conseil scientifique) et des journalistes, exprime sa « détresse » devant le « déroulement catastrophique de l’assemblée » et réclame des deux courants qui s’affrontent à la tête d’ATTAC de brefs textes d’orientations afin de discuter dans les comités locaux. Mais le coeur n’y est plus vraiment, quelque chose s’est brisé à l’intérieur de l’association. Amputation ou fracture ? Nul ne le sait, mais désormais sous les arbres à palabres du campus de Rennes-II, quelques militants évoquent ATTAC à l’imparfait.