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Contre le libre échange, vive la démocratie !
Pierre Le Vigan |
Politique
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Impertinent Emmanuel Todd. Cet historien avait déjà étonné en défendant, à l’époque de l’explosion de destructions dans les banlieues de fin 2005, une thèse que j’avais compris ainsi : les jeunes émeutiers des banlieues veulent « du fric, pas du boulot », et c’est justement cela qui prouverait leur intégration. Ils sont – ils seraient – devenus ainsi « des français comme les autres ». (De ce point de vue, je préfère un musulman croyant et travailleur à de tels « français »).
Fin 2006-début 2007, Emmanuel Todd récidive dans les positions iconoclastes en défendant un protectionnisme européen (entretien in Télérama, 28 février 2007, pp.12-16). Selon lui, la question décisive qui se pose à nos compatriotes est celle du libre échange mondial. C’est lui qui détruit les emplois et créé la précarité. C’est très net en France, mais c’est aussi le cas en Allemagne dont l’économie va mieux qu’il y a quelques années mais au prix d’un malaise social croissant. Pour Emmanuel Todd, le libre échange entre pays de niveau de développement trop disparates amène inévitablement la régression sociale dans les pays les plus avancés socialement. C’est pourquoi nous devons viser en Europe à établir un protectionnisme raisonnable et, par voie de conséquence, admettre la concurrence libre mais seulement au sein de l’Europe (encore faut-il ne pas l’élargir trop vite).
Emmanuel Todd affirme même qu’il y a incompatibilité entre démocratie et libre échange mondial. Les peuples veulent des protections, le libre échange les supprime. C’est pourquoi le capitalisme libre échangiste s’oppose à la démocratie. En ce sens, le modèle parfait achevé du capitalisme, c’est la Chine : le capitalisme plus une dictature féroce, un peuple maintenu au niveau d’une plèbe et une minorité de dirigeants cumulant affairisme et liens avec le pouvoir politique. Cette opposition entre démocratie et libre échange se trouve bien sûr aussi bien en Europe qu’en Chine. Et les deux cas de figure que constituent ces deux ensembles sont les deux faces d’une même pièce de monnaie, qui est aussi la pièce même du théâtre du monde libéral.
Mais en Europe la non démocratie est plus subtile qu’en Chine. Elle prend la forme de manœuvres de la classe politico-médiatique et sondagière. Ségolène Royal surtout, Nicolas Sarkozy aussi ont été promus par les sondages, c’est-à-dire par les sondeurs, quant bien même leurs idées seraient inexistantes (Mme Royal), ou quelque peu fluctuantes (M. Sarkozy). En France, la prime à la féminité étant d’environ 20 %, Mme Royal fait 23 ou 25 % dans les sondages, ce qui veut dire qu’un candidat socialiste homme qui mènerait une campagne aussi mauvaise que Mme Royal ferait au plus 5 % des voix, comme Gaston Deferre en 1969.
Sur le fond, Emmanuel Todd le remarque bien : ni Nicolas Sarkozy ni Ségolène Royal ne proposent de changement substantiel au système économique. Et il note : « Tout le monde sent en effet qu’un candidat qui arriverait avec un projet protectionniste européen bien ficelé serait élu, d’où qu’il vienne ». Bien sûr, Emmanuel Todd ne note pas que ce projet existe, c’est celui du Front national en 2007 (et c’est d’ailleurs ce qu’a bien vu Alain Soral). Plus grave sans doute, Emmanuel Todd ne dit pas non plus qu’un protectionnisme européen impliquerait l’arrêt des arrivées massives d’immigrants que nous connaissons. Mais l’essentiel est le constat. Fort justement, Emmanuel Todd note que si Laurent Fabius a défendu avec cohérence des thèses proches de ce protectionnisme européen, la gauche dirigeante, constituée de hauts fonctionnaires, est encore plus libre échangiste que la droite, et cela parce qu’elle est aux mains de gens totalement à l’abri des aléas du marché (et qui seraient sans doute incapables de gérer une épicerie arabe de quartier). Tandis qu’à droite, on trouve des dirigeants dont certains sont liés au capitalisme industriel et non seulement au capitalisme financier (même s’il est exact que la frontière entre les deux n’est pas étanche, il n’en subsiste pas moins deux façons de produire des richesses). Aussi bien la grande bourgeoisie d’Etat de l’appareil du parti socialiste que la petite bourgeoisie d’Etat bien représentée par les candidats trotskistes ne comprennent rien à l’économie.
Le protectionnisme n’est pas le contraire du libéralisme, c’est un libéralisme ordonné, encadré, adapté à une aire de civilisation. C’est une économie de marché organisée, comme le défendait Friedrich List et comme le défend maintenant Maurice Allais, prix Nobel d’économie 1988, auquel ne s’intéressent ni M. Sarkozy, ni Mme Royal, ni M. Bayrou, mais auquel se sont référés des anti-libéraux de droite proches ou membres du Front national (et l’économiste Jean-Claude Martinez). En d’autres termes, quand on joue un match sur un terrain de football, la taille du terrain fait partie des règles tout autant que le nombre de joueurs et on voit très bien qu’en étendant à l’infini la taille du terrain on en pourrait plus contrôler le nombre de joueurs.
Il faut ici faire brièvement retour sur les ambiguïtés du libéralisme et donc de l’anti-libéralisme. Comme le rappelle Valérie Charolles (Le libéralisme contre le capitalisme, Fayard, 2006), le libéralisme s’est voulu la libre concurrence pour que chacun accède au travail et que les profits soient limités par cette concurrence généralisée. Adam Smith critique les hauts profits. Il prédit leur baisse non pas comme un désastre mais comme la condition d’une économie équilibrée. Pour Adam Smith le rôle de l’Etat doit rester important. Une telle approche « libérale » critique tant les monopoles (les trusts) que la financiarisation de l’économie. « La sphère marchande n’embrasse pas l’ensemble des activités humaines et n’ a pas vocation à la faire », soutient encore Valérie Charolles. Une telle approche conteste que le capital soit moins taxé que le travail. « Les règles qui font actuellement avancer l’économie sont bien plus capitalistes que libérales » (Valérie Charolles, op. cit., p. 75). C’est dire que libre échangisme mondial et libéralisme ne sont pas exactement synonymes. Bien évidemment s’il conviendrait plutôt de parler des libéralismes que du libéralisme et si des libéraux peuvent se trouver fort critiques – et judicieusement critiques – quant au libre échangisme mondial, il n’en reste pas moins que nous ne pouvons souscrire au postulat de base des libéraux à savoir que moins la puissance publique intervient mieux va la création de richesses. Sans doute parce que l’on ne peut accepter sans discussion la notion même de « richesses produites » : pour quoi faire ? en fonction de quelles relations entre les hommes ? à quel prix en terme d’usure au travail ? etc.
Mais dans ce débat, l’avancée des thèmes du protectionnisme est déjà un enjeu important car, en un sens, le protectionnisme européen, c’est déjà de l’économie relocalisée (Yves Cochet), c’est déjà une mise en question de la division internationale du travail, et de la doctrine des avantages comparatifs ; c’est déjà recadrer l’hypercapitalisme.
D’autant qu’économie européenne autocentrée et indépendance politique de l’Europe sont liés. Dans l’entretien qu’il a accordé récemment à Télérama (art. cit.), Emmanuel Todd critique la prise de position de Royal contre l’accès au nucléaire civil de l’Iran et les sympathies pro-Bush manifestées un temps par Sarkozy, et qui furent particulièrement à contre-temps alors qu’apparaissait de manière indiscutable le désastre de la politique d’invasion et de néo-colonisation de l’Irak. Emmanuel Todd plaide, comme tous les gens intelligents, ou conseillés par des gens intelligents (voire les propos tenus par le ministre des affaires étrangères Philippe Douste-Blazy le 30 juillet 2006 sur le « rôle stabilisateur » de l’Iran au Proche-Orient) pour un rapprochement avec l’Iran. « Ma position traduit un désir de paix mêlé d’une géopolitique raisonnable, affirme Emmanuel Todd. Mais je crains que les Américains n’attendent la présidentielle française pour déclencher leur attaque sur l’Iran, une fois débarrassé de Chirac. Il faut donc absolument contraindre nos deux candidats à dire ce qu’ils feraient en cas d’attaque américaine ». De fait seul Le Pen parait être clairement hostile à toute agression anti-perse.
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Niveau 2 :: La Lettre « Les Nôtres »
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Niveau 3 :: Résistance Hors Serie
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