De l’utilité du langage lacanien dans le décryptage du patois de rebeux locaux.
Ca commence d’abord par des rivalités, qui se manifestent de façon plus ou moins collective, avec la constitution de bandes, de groupes ethniques, à partir notamment de la cité.
Ainsi, les policiers y voient un mode de fonctionnement, un mode de communication particulier et interne aux adolescents. Dans la cour de récréation, ils s’expriment en tapant sur le copain ou en poussant un braillement. Pour les policiers, ces énergumènes sont violents, pour ces jeunes, non. La violence est inhérente au mode de fonctionnement de la cage d’escalier, apparaître le plus fort, donc se regrouper, apparaître aux autres comme une tribu, comme un groupe potentiellement violent. Passent encore les signaux de fumée, depuis longtemps, pompiers et policiers en ont assez d’éteindre les feux de ces indiens.
Mais le plus intéressant est la manière dont les adolescents décrivent eux-mêmes ces comportements car ils emploient des expressions qui précisément mettent l’accent sur le fonctionnement et explicitent ainsi ce que ressentent bien les institutionnels. Ainsi, ils disent qu’ils « embrouillent », qu’ils « rajoutent », et surtout qu’ils « traitent ».
Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur ces termes, et notamment sur celui de « traiter » qui est déjà utilisé pratiquement partout en France, dans le milieu scolaire. « Il m’a traité », « ils traitent » signifient en fait « il m’a injurié », « ils s’injurient ». Mais, et c’est là le point le plus drôle, alors que, d’un point de vue syntaxique, le verbe injurier peut s’employer seul, sans complément, le verbe traiter ne s’emploie, dans ce sens, qu’avec un complément. Ainsi, on ne dit pas « traiter », mais « traiter de » et le complément est attendu pour préciser de quoi, justement, la personne est traitée. Au premier abord, cette faute grammaticale peut être mise au compte de la déformation et de la manipulation ludiques que les élèves se plaisent à faire subir aux mots et au langage en général. Pourtant, à y regarder de plus près, comme on sait que Queneau n’a pas de descendant à La Courneuve, en ne mentionnant pas de quoi ils traitent et sont traités, ils font porter tout le poids de l’acte d’injure sur l’action même, c’est-à-dire sur le fait d’injurier; et non plus sur le contenu de l’injure, le fait « d’être traité de ». Or, le plus amusant, et peut-être est-ce là une explication de son emploi généralisé, est que cette utilisation syntaxiquement incorrecte révèle en fait, de façon spontanée et intuitive, le fondement même de ce qui constitue le plus souvent l’acte d’injure, le fait précisément d’être traité, manipulé par quelqu’un d’autre, alors que ce que l’on croit en être la substance, le contenu même de l’injure; le « de quoi » on est traité, passe en réalité au second plan. L’expression courante, syntaxiquement correcte et employée de façon banale en dehors du milieu scolaire, de « traiter de tous les noms d’oiseaux » va tout à fait dans le même sens, car il est évident que si c’est « de tous les noms d’oiseaux », peu importe au fond lesquels : nouveaux aigles de Meaux ou petites buses de Coulommiers.
Et que penser de cette autre expression bien énigmatique « ils rajoutent » ? Elle peut paraître tout aussi significative d’un patriotisme de cité. Là encore, « rajouter » indique une idée d’excès et met ainsi l’accent sur un aspect quantitatif, ce qui va donc toujours dans le même sens que « traiter ». Mais le terme est intéressant aussi du point de vue qualitatif, car, comme le précise un policier, il faut entendre que « ce qu’ils disent n’est pas vrai ». Ce qui veut dire que, même s’ils sont « traités de », le « de quoi » n’est pas à prendre au sérieux et que, d’une manière générale il n’y a pas lieu de s’attacher au sens de leurs paroles. Seul compte le « traitement ».
Enfin, « ils embrouillent » traduit bien, semble-t-il, à la fois le mécanisme et le but à atteindre. Certes, pour les jeunes, ce terme résume principalement leur objectif, la brouille, c’est-à-dire la dispute et ce qui conduit à la violence. Mais comment ne pas y voir ; compte tenu des autres expressions; que la brouille, c’est aussi celle qu’ils mettent dans ce qu’ils expriment : ils y mêlent tout, le vrai et le faux, le contenu et le mécanisme, parce qu’il n’y a précisément pas à s’attacher à une logique du langage et du sens.
Il est en tout cas certain, et les expressions le font bien sentir, que cette violence verbale, et même physique, entre certains jeunes se situe davantage du côté d’une sorte de défi ou de mise à l’épreuve, que de l’injure proprement dite. Et ce n’est pas un hasard si les adolescents n’emploient aucun de ces termes pour désigner les comportements agressifs, qu’il s’agisse des leurs à l’égard des adultes ou de ceux qu’ils ressentent comme tels de la part des adultes à leur endroit.
Les élèves français de souche sont explicitement décrits comme étant du côté de la norme, « ces bouffons », dont les élèves, enfants d’immigrés, se sentent, eux, exclus. De même que sont clairs et nets les propos signifiant qu’ils ne peuvent faire partie du groupe que les enfants d’immigrés constituent par rapport à la force, c’est-à-dire en tant que majoritaires dans tel établissement scolaire. On peut dire que ceux qui sont rejetés parce qu’ils ne correspondent pas à la norme, se regroupent entre eux et détiennent alors la force.
Et quand les enfants d’immigrés ne représentent précisément pas la force par le nombre, et qu’ils sont alors en minorité; dans certaines écoles de quartiers à forte population française, ils se sentent particulièrement isolés, doublement laissés de côté et rejetés.
Les comportements agressifs relèvent avant tout d’une logique identitaire collective, dans laquelle prévaut sans doute l’appartenance à un même statut (celui d’adolescent ou d’élève), mais où s’affrontent des groupes constitués à partir de l’âge (jeunes, moins jeunes), à partir de tels quartiers, telles cités, tels squares, et à partir de milieux sociaux (immigrés, français). Chaque banlieue a ainsi son accent. Un accent « grave » qui laisse perplexe.