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Je n'accuse pas, mélanges sur Marine, le diable et autre(s) détail(s)
Benoît Girard |
Tribune libre
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A l'orée de cette importante année 2012, je dédie ce texte à mes amis, ma famille, tous ceux qui m'ont fait l'honneur de leurs critiques et de leurs encouragements. Tous ceux qui ont essayé de repérer une fidélité, une cohérence, dans mon cheminement. Qui m'ont fait confiance au-delà du raisonnable. Je les porte dans mon cœur.
"Il est difficile de rentrer en contact avec l'âme profonde de ceux que l'on aime ou admire. Toute parole devient une souffrance autant qu'une manifestation de loyauté."(1)
Je n'accuse pas.
Je n'accuse personne.
Je ne suis pas Zola.
Je veux seulement essayer de comprendre la difficulté à laquelle une Marine Le Pen, comme chef naturel de la dissidence française, est objectivement confrontée. Alors que de tous côtés tout s'effondre, quelle est donc cette difficulté qui l'empêche de dépasser un certain seuil, de franchir une certaine limite ? Quelle est cette difficulté qui paraît l'empêcher de faire unité sans pour autant se compromettre ?
Si le problème venait de Marine, de l'incompétence de Marine, des adversaires de Marine, de la toute puissance des adversaires de Marine, ce serait rédhibitoire, la cause serait entendue. On n'y pourrait plus rien, ça ne dépendrait plus de nous.
Or, en dépit des apparences, je suis optimiste. Je suis incurablement optimiste parce que le problème n'est pas un problème moral. Le problème n'est pas une personne. Le problème n'est pas un groupe de personnes. Le problème est une erreur intellectuelle. Et je pense qu'un problème qui est une erreur de l'intellect, une opération de l'intellect ne peut pas ne pas le résoudre.
Donc ma crainte n'est pas Marine. Ma crainte est plutôt que Marine, non pas seulement Marine, mais tout ce que Marine représente, tout ce que Marine représente en France, et aussi tout ce que la France représente dans le monde, ma crainte est que Marine et la France, toutes deux ensemble, ne soient pas armées pour faire l'analyse de cette difficulté, de cette erreur .
Ainsi de la prétendue dédiabolisation. Certains ont l'air de sous-entendre qu'elle est un mal en soi, qu'elle revient à se vendre contre un plat de lentilles. Je pense au contraire que la dédiabolisation est nécessaire. Mais je pense qu'elle est mal conduite.
Je pense qu'il y a maldonne sur ce qui est et sur ce qui n'est pas diabolique.
Ma crainte, en d'autres termes, ce n'est pas que le Front se dédiabolise, qu'il abandonne cette part diabolique que le système aurait voulu lui laisser assumer, et que le Front a dû assumer pour exister.
Non, décidément, ma crainte n'est pas là.
(À ce stade, j'en profite pour régler leur compte aux donneurs de leçon : qu'ils soient bien persuadés qu'ils n'auraient pas fait mieux, qu'ils n'auraient pas pu faire mieux.)
Ma crainte, c'est au contraire que le système se reconnaisse lui-même dans cette part diabolique qui est sa propre part, et que dans un retournement de lui-même, il réhabilite ceux qu'il avait diabolisés.
Ma crainte est que le système réhabilite ceux qu'il avait diabolisés pour cela-même qu'il avait suscité en eux de diabolique.
Ma crainte, en somme, c'est que certains au Front arguent de cette nouvelle situation pour crier victoire un peu vite.
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Pour comprendre mon raisonnement, pour comprendre ma crainte, il faut avoir une notion claire du paradigme au sein duquel se meut notre modernité qui est en crise, qui est, elle-même, une crise .
Ce paradigme est une téléologie. Téléologie d'une humanité barbare, fracturée, divisée, qui se muerait peu à peu, si on laissait faire le sens de l'histoire, en une humanité unifiée, civilisée, définitivement heureuse de son unité réalisée.
Le "genre humain", les "races" : notions que nous sommes conditionnés à considérer comme suprêmement antagonistes.
L'antagonisme même.
Or cette humanité barbare et cette humanité unifiée sont au fond une seule et même chose. Car cette unité, qui n'est pas une véritable unité, n'est qu'une négation de fracture, un déni de réel. C'est-à-dire qu'elle est, elle-même, une fracture. Et cette fracture, déni de toute fracture, est la source d'une infinité de fractures nouvelles.
Cette unité, qui n'est pas la véritable unité, génère inévitablement des tensions, des frottements, des catastrophes. Elle ne peut rien générer d'autre que des tensions puisqu'elle n'est pas la véritable unité.
Mais les tenants de cette unité croient que ces tensions ne sont pas consubstantielles à l'unité qu'ils proposent. Ils pensent que ce sont des grains de sables, produits par des opposants au sens de l'Histoire, et qui enrayent leur belle machine à penser le monde. Par conséquent il suffirait d'éliminer ces grains de sable.
La politique, s'il y a encore de la place pour la politique dans cette téléologie, se résumerait très précisément, très exactement, à l'élimination de ces grains de sable.
Et peu à peu nous en sommes arrivés au point où ce travail d'élimination des grains de sable constitue le seul principe de cette unité-là...
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Essayons maintenant d'imaginer la situation du point de vue des opposants, la situation du point de vue des grains de sable. Situation inconfortable s'il en est !
S'ils refusent d'exister comme grains de sable, ils disparaissent, ils s'extraient du paradigme, ils deviennent inaudibles, ils n'existent plus. S'ils se proposent comme grain de sable, s'ils s'acceptent comme grains de sable, ils confortent la mécanique.
Je définis Le Pen, le père : l'homme qui a senti cette situation, l'homme qui a flairé le piège.
Le Pen a compris qu'il ne fallait pas combattre cette unité-là au nom des fractures qu'elle-même ne cesse de générer, comme si ces fractures étaient une alternative à cette unité-là.
Il a combattu cette unité-là au nom d'une autre Unité, c'est-à-dire dans le respect de ce qui est Homme en l'Homme, dans le respect de qu'il y a d'universel en l'Homme.
Toute sa vie le montre. Suez et l'Algérie et même le détail. Surtout le détail.
Le "détail" est un chef-d’œuvre indépassable de la politique française du XXème siècle. Le "détail" est même une œuvre d'art, au sens où la politique elle-même est un art - et Le Pen, justement, a réhabilité la politique en tant qu'art.
Quand Le Pen a prononcé la phrase fatidique, la phrase consécratoire, qu'a-t-il dit, qu'a-t-il FAIT ? Quelque chose d'inattendu, quelque chose d'eschatologique.
Dans ce monde que ses adversaires veulent unifié, du moins en route vers l'inévitable unité, l'unité au sens où ils entendent l'unité, il a obligé ses adversaires eux-mêmes à se réclamer d'une singularité ultime, d'une singularité radicale, de l'irréductible singularité d'un peuple, d'une identité, d'une histoire, d'un EVENEMENT.
Le Pen qui pourtant croit faire une "connerie", Le Pen ce jour-là qui a dû se sentir aspiré par son destin, Le Pen, grandiose, a paré du manteau d'Hitler ceux-là même qui voulaient le faire Hitler.
Le Pen, le taureau, a fait s’emmêler le torero dans sa cape rouge.
Le Pen, le chasseur, a fait sortir du bois le grand méchant loup de l'Histoire, ce grand méchant loup qui n'était pas mort malgré le sens de l'Histoire qui était censé lui avoir fait la peau...
Ce grand méchant loup sortait du bois accompagné de son armée de petits louveteaux, je veux dire de tous les officiels de la pensée et du spectacle, de tout ce que le politique, qu'on croyait mort, comptait à son service.
Un mot, un détail avaient suffi. Voici déballés devant tout le monde les secrets de la famille. Voilà tout d'un coup, sans qu'on y ait pris garde, un tango de cadavres qui se déchaînait dans le placard du politiquement correct. Désormais, quand le rythme viendrait à baisser d'intensité, un "Durafour c...", un simple clin-d’œil au détour d'une phrase, suffiraient à le ranimer.
On devenait fou. La machine à finir l'Histoire s'emballait, remontait le temps. Sans sa dose quotidienne de "pages les plus sombres", il semblait à la République qu'elle allait défaillir. Par Le Pen, à intervalles réguliers, le système était pris de spasmes qui l'obligeaient à vomir ce qu'il était : une caricature, une grimace, une farce d'unité.
Cette unité que Le Pen a combattue, cette unité-là a démontré par Le Pen, un dimanche soir de 1987, puis de nouveau un dimanche soir de 2002, qu'elle n'était qu'une immense fracture, une béance gigantesque au sein de laquelle toutes les autres étaient récapitulées.
Grâce à Le Pen, tout à coup, on comprenait cette unité-là.
Cette unité-là c'était le diable.
Et de nouveau, d'une manière comme à chaque fois singulière, le diable se révélait. Il se révélait dans une foule, dans une meute, dans une clameur collective. Clameur singulière d'une foule au sein de laquelle on se désignait mutuellement en train d'en désigner d'autres.
Et de nouveau le diable était indécis parce que l'histoire se répétait, parce qu'il se voyait contraint de se révéler dans cette cascade de désignations. En même temps cette cascade de complicités servaient à le dissimuler, lui qui était à la source...
Le diable était indécis, vaguement inquiet. Parce qu' il savait bien, le diable, qu'un diable révélé est un diable mort.
Le Pen, dialecticien en acte.
Le Pen, empêcheur de victimiser en rond.
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Aujourd'hui, le réel s'est vengé. Le réel est revenu. Comme Ulysse à Ithaque, on a mis du temps à le reconnaître. Peu importe, il est là. De toute part ça craque et ça s’effondre.
Il fallait bien que ça arrive. Chacun, sa fracture en bandoulière, se proclame l'unité. Chacun, replié sur lui-même, croit que son nombril est le genre humain...
Et brusquement, alors que Le Pen n'est plus aux commandes, surgit un nouveau piège, le piège ultime : se tromper de victoire.
"Voyez - commencent à dire certains - nous avions raison ; l'unité ça n'existait pas, il n'y a que des fractures, chacun chez soi les vaches seront bien gardées". "D'ailleurs - renchérissent les mêmes - que sommes-nous d'autre que des vaches qui s'entendent avec des vaches pour manger d'autres vaches ?"
Comprendra-t-on qu'il n'y pas, d'un côté, l'idéologie d'un monde métissé, qui serait une sorte de Salut, et de l'autre l'idéologie d'un monde fracturé, qui serait un Salut concurrent ?
Ces deux Saluts sont les mêmes, puisque ce sont des Saluts, des Saluts de main d'homme.
Il n'y a pas de Salut en ce monde.
Il n'y a de Salut, en ce monde, ni dans l'unité, ni dans la diversité de ce monde.
D'un côté il y a l'Humanité, qui est une, qui est radicalement une.
De l'autre, il y a des hommes, des hommes libres, des hommes que leur liberté a rendus fous, des fous que leur folie a rendus méchants et qui ont besoin de frontières pour se rencontrer et pour s'aimer de nouveau...
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Alors, il ne faut pas se faire d'illusion.
Ces hommes qui de nouveau se rencontrent, précisément ce n'est pas le politique qui les a fait de nouveau se rencontrer.
Simplement, le politique a cessé de les empêcher de se rencontrer.
Ces hommes qui se rencontrent de nouveau ont compris qu'ils ne cesseraient jamais de ferrailler autour de frontières illusoires, en quête jamais assouvie de biens plus illusoires encore...
Ces hommes qui se rencontrent de nouveau ont compris qu'ils auraient toujours mal, qu'ils ne cesseraient du jour au lendemain de se faire mal.
D'ailleurs ils ont compris que le mal n'était pas qu'ils eussent mal - avoir mal n'est qu'une conséquence du mal. Le mal n'était pas non plus qu'ils désirassent le mal - on ne peut désirer le mal, on ne peut désirer qu'un certain bien.
Le mal était qu'ils se fissent illusion au sujet même de leur désir.
Qu'ils se crussent sujets autonomes de leur désir, alors qu'ils étaient faits pour désirer ensemble, pour entrer en relation avec l'autre comme auteur de leur désir, pour entrer en relation avec le radicalement Autre, l'Auteur de tout Désir.
Le mal était qu'ils crussent se détester parce qu'ils étaient différents, alors que c'est leur indifférenciation même, en tant que sujets désirant, qui les terrorisait et qui les jetait dans la violence.
Il ne s'agissait donc pas de ne plus désirer.
Au contraire.
Il s'agissait de faire du désir le chemin d'une communion dans l'être - être ensemble ce qui nous est commun - et d'un partage dans l'avoir - donner, recevoir, rendre ce qui nous est particulier.
Que le désir ne soit plus accomplissement dans une destruction mais accomplissement dans une rencontre.
Ces hommes - ont-ils existé ? existent-ils ? existeront-ils jamais ? - ne veulent plus accuser.
Ils ne sont pas des Zola.
Mais ils savent qu'à tout moment leur refus d'accuser peut dériver en un système plus accusatoire que jamais, qui reposerait sur l'accusation des accusateurs.
C'est le système victimaire contemporain.
Comme Péguy, ces hommes ne veulent pas que "la mystique soit dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance." (en gras dans le texte)
S'ils existaient, ces hommes sauveraient le monde.
Ces hommes n'existent pas. Tâchons seulement de les imiter.
Avignon (Vaucluse) - Tournavaux (Ardennes), le 31 décembre 2011
(1) De quelqu'un que je ne connais pas mais qui est, au sens propre, une amie.
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