Sganarelle a vaincu. Il infecte la Terre et se répand partout, dans la rue, dans les palais, les ministères, dans les officines, les états majors, les ondes et le papier imprimé, les générateurs de propagande et les Grandes Ecoles, dans les épiceries - comme il va de soi - mais aussi dans les Académies, les musées, les stades, les ateliers de création… Partout, comme un pandémie, la hantise des gages infeste les esprits et les cœurs. Son point de vue est devenu le nôtre, réduit à sa petite taille, au niveau des mottes de terre, non loin de la boue, au-dessous des pâquerettes, à des années-lumière de la ligne d’horizon. Sganarelle est celui qui, toujours couard, à bonne distance du danger, cligne de son œil infatué en mirant avec réprobation les grands seigneurs méchants hommes, néanmoins rassuré par la police, toujours vigilante, et les discours lénifiants de la télévision.
Car Sganarelle suit vaguement le cours du Monde. Il sait qu’on s’occupe de lui, que la mort sera vaincue par la science et la technique, que ses érections seront, par elles, fortifiées, ainsi que son moral, et que ses gadgets, de plus en plus perfectionnés, se multiplieront, lui donnant, dans son espace vital microscopique, l’illusion de la toute puissance. Il sait, avec l’assurance d’un être que le doute n’a jamais effleuré, qu’il est libre, puisque c’est marqué dans la déclaration des droits de l’homme, qu’on le flattera à périodes régulières, à petits coups de cuillères remplies de sucre, comme on courtise un prince qu’on aurait pulvérisé en millions de confetti, et qu’il lui sera loisible, avec pompe, d’aller glisser son papier estampillé dans une boîte citoyenne, pendant que les Maîtres du monde trembleront en attendant l’expression de sa souveraine volonté. Vox populi, vox dei. Il sait aussi qu’il a enfin atteint la sagesse, et, regardant la télévision, il assiste aux ravages planétaires en sirotant son soda, en croquant sa cacahuète, se félicitant d’être là, sur le canapé, plutôt que là-bas, où les barbares s’étripent. Il sait que le bonheur lui a été octroyé gracieusement par une providence niveleuse, qu’il aura son lot de plaisirs épidermiques, et qu’il pourra même – loués soient les temps modernes !-, tromper son conjoint, abandonner ses enfants, jouer aux jeux d’argent, emprunter à gogo, s’adonner à quelques travers pervers sans que sa morale en soit trop secouée, et même éventuellement déposer son étron au sommet du Mont Blanc. Car Sganarelle blâme l’archaïsme, il est de son temps, il travaille et consomme, suit la mode, parle comme tout le monde, aime la foule, le troupeau, croit ce qu’on lui dit dans les médias, aime ce qu’on doit aimer et hait ce qu’on doit haïr. Sganarelle est intelligent, il sait manier un ordinateur, passer d’une chaîne de télévision à une autre, programmer son portable, et se retrouve parfois dans les méandres du labyrinthe boursier ou ceux des services sociaux. Sganarelle est débrouillard. Il est républicain mais sait comment ne pas trop payer, comment tirer le lait de la vache. Parce que Sganarelle a des racines paysannes, c’est un gars qui a les pieds sur terre. Comme Brighella, son prototype théâtral, extrait de la commedia dell’arte, il sait quelle place lui est promise depuis toute éternité : celle du Maître. Seul Brighella, parmi les Pantalons, les Arlequins, les Capitaines, peut donner la mort. Ondoyant, louche, dissimulé, glissant contre les murs, rusant, épiant, il porte toujours sa dague au côté, prêt à éliminer l’obstacle à ses penchants. Sganarelle est bon garçon, mais plein de ressentiment. Dom Juan monopolise des femmes qui sont échues à l’humaine communauté. Sganarelle hait l’individualisme qui lui retranche sa part de gâteau. Il lorgne la voiture du voisin, la chance du vainqueur de loto, l’autre Sganarelle qui prostitue son visage aux caméras. Car Sganarelle envie son voisin, même s’il aime son prochain.
Sganarelle est en effet sentimental. Il a épousé Margot. Il pleure volontiers sur les malheurs du monde. Il plaint les handicapés, ces héros, et les enfants victimes de pédophiles, il abhorre les néonazis, il condamne les méchants. Sganarelle n’aime certes pas l’excès politique. Il sait raison garder. Même les Robespierre, à qui il doit tant, lui semblent trop verser dans l’hybris. Il a le cœur facile, Sganarelle. Et la raison critique bonne enfant. Il croit au loup-garou, que l’oiseau est sur la branche, que la branche est accrochée à l’arbre, que celui qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes… et que les originaux malpropres seront damnés à tous les diables. Il ne croit que dans les rebelles à paillettes. Son héros est Kerviel, ce Raskolnikov des marchés, pris la main percée dans le sac virtuel, personnage de feuilleton télévisuel. Sganarelle ne lit plus que Marc Lévy, B.H.L., Attali et quelques exsudations médiatiques. Il parcourt les Bienveillantes parce tout le monde parle du livre et qu’il a reçu un prix. Même le Président dit l’avoir apprécié. Il suit parfois des émissions culturelles qui affublent Victor Hugo de lunettes de soleil. Rabelais, Corneille, Racine, Lesage, Stendhal, Balzac lui sont devenus aussi lointains que Virgile et Horace. Jadis, il a pu en saisir, à l’école, quelque bribe, comme la plume d’un oiseau furtif. Ce sont des souvenirs moins savoureux que la première cuite ou le premier coup tiré.
Sganarelle ricane quand on lui dit de lire les classiques. La Princesse de Clèves, c’est de l’hébreu pour lui. La force des choses… Dans les salles des profs, de toute façon, on parle plus d’Amazon, de E-bay, de Star Academy et de l’équipe de France de football que d’Homère et de Heidegger. Si l’on a mordu un temps le couteau pour défendre les retraites, on ne se fera pas sepukku pour défendre la culture. Les divisions à blouses blanches du parti communiste ont fondu, on n’ouvre plus le Capital, si tant est qu’on l’ait lu, et ne restent plus que des catégories de consommateurs. Et les élèves, les jeunes, de plus en plus béotiens, incultes, mous, bedonnants, connectés à leurs MP3, poreux à l’idéologie libérale-libertaire, prétentieux, moralisateurs, bien-pensants, ne sont-ils pas nos futurs Sganarelles ?
Il paraît qu’il fut, autrefois, une femme sublime, pure et belle, de cette beauté divine qui dépare la beauté terrestre et qui ravissait même les mécréants, et qui s’appelait la France. Elle rendait si amoureux qu’on aurait donné volontiers, avec bonheur et délectation, sa vie pour elle. Elle faisait pleurer les Francs à Roncevaux, elle était la dame lointaine des Croisés, elle donnait du cœur à Du Guesclin, Bayard. C’est elle qui inspira son génie à Condé, à Bonaparte, c’est elle qui transforma le vilain en noble lance, le bourgeois en saint, le roué en roi. Autrefois, on savait par cœur les stances du Cid, on avait les yeux de Chimène pour Rodrigue, autrefois, on n’évoquait pas les S.D.F., on considérait les Pauvres, on les respectait, on mettait de la fierté à détester l’argent, on méprisait le parvenu, on pensait qu’un noble sentiment valait tous les avoirs et toutes les actions de la bourse. On était généreux, comme Rodrigue, comme le prince d’Enghien à Rocroi qui, à vingt ans, enfonça les rangs d’acier du Tercio espagnol. La France, comme l’Espagne et parfois l’Italie, est restée le seul vestige de la romanité qui ait eu quelque peu de consistance. Notre regard s’est toujours déployé aux limites sans limites de la Grandeur. Nous pouvions tout sacrifier pour elle. C‘est elle qui incita la Vieille garde, à Waterloo, à cracher sur la terre qui allait boire son sang. C’est elle qui porta la Grande armée, à marche forcée, du camp de Boulogne jusqu’à Austerlitz. Autrefois, on ne venait pas se faire bronzer sur les plages : les soleils étaient ceux des victoires.
Il y a un passage très étrange, dans Crime et châtiment : Rodion Romanovitch Raskolnikov désire se dénoncer et se livrer. Il arrive au commissariat, la conscience chargée du double meurtre qu’il a commis. Autour de lui, on continue les tâches mécaniques de la journée, la paperasserie, les mesquineries matérielles des emplois de bureau. Dans une sorte de vertige, il saisit la distance infinie qui sépare l’univers du sacré de celui d’une normalité sans âme et sans grandeur. Et la pensée soudaine qu’on soit dorénavant incapable de comprendre la tragique condition de l’homme lui vient à l’esprit. Ainsi en est-il advenu de la Grandeur : non seulement elle dépasse ce que la force des hommes est en mesure de réaliser, mais, et c’est plus désespéré, elle n’a plus accès à leur imagination.