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Les 47 Rônins

Inagaki a reçu l’oscar du meilleur film étranger pour le premier pan de sa trilogie sur Miyamoto Musashi, le fameux samouraï philosophe de l’ère Edo. La trilogie n’entre pas dans notre sujet et se montre parfois un peu longe et répétitive. Mais le dernier combat (Samouraï III, duel à Gnaryu) est absolument sublime avec un lever de soleil qui a contraint le héros à sculpter son sabre en bois pour éviter les reflets. Il a réussi patiemment aussi à se positionner dos au soleil pour n’être pas gêné au réveil d’Amaterasu. Mais il nous a modestement semblé que la vie sacrificielle de Musashi devient une sorte de corvée répétitive comme du reste certains contes du Graal. La chevalerie solaire va se lasser comme la fiancée épuisée de l’attente interminable. On peut bien sûr voir ces errances d’un point de vue initiatique, comme Guénon le fait dans ces lignes célèbres :

Assurément, tout est loin d’avoir été dit sur l’organisation de la « chevalerie errante », dont l’idée même se rattache à celle des « voyages » initiatiques; nous ne pouvons, pour le moment, que rappeler tout ce qui a déjà été écrit ici sur ce dernier sujet; et nous ajouterons seulement que l’expression de «chevaliers sauvages», signalée par M. Ricolfi, mériterait à elle seule toute une étude particulière.

C’était bien la spécialité si l’on peut dire de Toshiro Mifune, le roving warrior, le chevalier errant, bourru, que Clint Machin a copié des dizaines de fois dans autant de films ennuyeux. Dans le cadre traditionnel et païen du Japon cela avait certes une signification infiniment plus haute. Coomaraswamy écrit qu’au Japon notamment, suivant la tradition shintoïste, « l’épée est dérivée d’un éclair-archétype, dont elle est la descendante ou l’hypostase ».

Le dernier film d’Inagaki dont nous parlerons sont les 47 rônins, film d’actualité puisqu’il est tourné en 1963, au moment de l’agonie du cinéma japonais, américain (derniers Ford, derniers Walsh) ou autre, et qu’il est lié à la Fin de l’Histoire telle qu’elle a été décrite par Kojève, lequel comme on sait s’est inspiré du cas japonais, pays plusieurs fois « sorti » de l’Histoire, pour étayer sa fameuse pensée post-hégélienne. On est à l’ère Edo, au début déjà du dix-huitième siècle tout couvert de perruques en Europe. Tout est confort civilisé, geisha, salons de couture, bouquets de fleur, raffinement, tranquillité, fin de l’histoire. La corruption est là, l’âme noble le sent. On voit brièvement des marchands Hollandais venus parler commerce et portant des perruques, on est à l’ère du Mondain de Voltaire (« le superflu, chose très nécessaire/ A réuni l’un et l’autre hémisphère »). On a aussi des décors différents, luxueux, des costumes coûteux et sophistiqués on n’est plus du tout dans la société de Miyamoto Musashi. On sait aussi qu’à cette époque les samouraïs devenaient des bureaucrates ou des administrateurs !

J’ai pu y observer une Société qui est unique en son genre, parce qu’elle est seule à avoir fait une expérience presque trois fois séculaire de vie en période de « fin de l’Histoire », c’est-à-dire en l’absence de toute guerre civile ou extérieure (à la suite de la liquidation du « féodalisme » par le roturier Hideyoshi et de l’isolement artificiel du pays conçu et réalisé par son noble successeur Yiyeasu).

Le film narre dit-on la revanche du clan Osono. Mais c’est bien plus compliqué. On a donc une société corrompue et formaliste. Un comte nostalgique des vieux temps qui refuse de se plier aux règles (le bakchich) du capricieux et vicieux maître de cérémonies Kira. Houspillé, il humilie le vieux fêtard et il est condamné. Il meurt après avoir été invité à jeter un dernier regard esthétique sur les cerisiers en fleurs. Ici aussi on est déjà sans le savoir dans Kojève :

Certes, les sommets (nulle part égalés) du snobisme spécifiquement japonais que sont le Théâtre Nô, la cérémonie du thé et l’art des bouquets de fleurs furent et restent encore l’apanage exclusif des gens nobles et riches.

Le film est sublime et oppose les valeurs héroïques (ici aussi l’intendant mime l’ivresse et même l’avarice pour parvenir à son but) aux valeurs modernes dégénérées – pour faire facile. Mais ce n’est pas si simple, même si grimé en hallebardier solitaire Toshiro Mifune se joint à eux comme il peut en gardant un pont à lui seul contre l’ennemi. A la fin, après vingt minutes de combat fantastique, les membres du clan Osono (aidés par le très fin voisin de Kira, proche de leurs valeurs), ridiculisent les gardes du cops de Kira (à l’exception d’un superbe combattant) et vengent leur comte.

Mais ils doivent se faire hara-kiri !

C’est donc un suicide collectif accompli – c’est le cas de le dire – dans les règles de l’art. Kojève, toujours :

Ainsi, à la limite, tout Japonais est en principe capable de procéder, par pur snobisme, à un suicide parfaitement « gratuit » (la classique épée du samouraï pouvant être remplacée par un avion ou une torpille), qui n’a rien à voir avec le risque de la vie dans une Lutte menée en fonction de valeurs « historiques » à contenu social ou politique.

Ici la lutte n’a clairement ni visée politique ni visée sociale. Elle est un point d’honneur et un défi qui ne va pas trop loin – on aurait pu se réfugier dans le brigandage et continuer de défier plus férocement des autorités si corrompues. On préfèrera se donner la mort sur ordre de ces mêmes autorités… On lira aussi avec profit le très beau texte sur la mort volontaire au Japon publié dans les années soixante-dix par Maurice Pinguet.

Kojève termine par une note optimiste –trop pour nous :

La civilisation japonaise « post-historique » s’est engagée dans des voies diamétralement opposées à la « voie américaine ». Ce qui semble permettre de croire que l’interaction récemment amorcée entre le Japon et le Monde occidental aboutira en fin de compte non pas à une rebarbarisation des Japonais, mais à une « japonisation » des Occidentaux (les Russes y compris).

Kojève annonçait-il le dernier samouraï façon Tom Cruise ? Mais nous blaguons… Restons-en pour finir à notre première lecture, du deuxième degré. Le film-testament d’Inagaki défend a priori bien sûr ce Japon solaire et médiéval, sauvage et féodal, contre un monde moderne fait de décadents, de courtisans, de snobs et de marchands. La mort héroïque des 47 derniers combattants aurait été bouleversante, celle par Harakiri nous barbe. On n’y reviendra plus.

Comme l’a vu Ridley Scott, la pluie noire a mis fin à tout cela. Les vieilles générations de chevaliers errants ont été remplacées par les drogués, les combattants par des lecteurs de mangas. Même le film si hollywoodien Geisha évoque bien cette brutale américanisation du monde – c’est à-dire du Japon, cet archipel ultime du vrai monde. On appliquera aux hérauts japonais ce flambant passage de Nietzsche sur les barbares européens, qui justifie tous les gâchis, tous les massacres, tous les Rônins et le Nibelungen de cassage – pardon, de passage :

Cette « audace » des races nobles, audace folle, absurde, spontanée ; la nature même de leurs entreprises, imprévues et invraisemblables — Périclès célèbre surtout la ῥαθυμία des Athéniens — ; leur indifférence et leur mépris pour toutes les sécurités du corps, pour la vie, le bien-être ; la gaieté terrible et la joie profonde qu’ils goûtent à toute destruction, à toutes les voluptés de la victoire et de la cruauté : — tout cela se résumait pour ceux qui en étaient les victimes, dans l’image du « barbare », de « l’ennemi méchant », de quelque chose comme le « Vandale ».

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