
Au-delà de la rhétorique
C’est une platitude que d’affirmer que notre société vit de nombreux bouleversements, non pas seulement avec la pandémie, mais avec les nombreux mouvements « sociaux » s’opposant à l’ordre établi et ce depuis plusieurs années, comme le soulignait Michel Maffesoli dans L’ère des soulèvements. Les remises en question proviennent autant de la droite que de la gauche, de l’intérieur et de l’extérieur, ce qui nous amène à réaliser que si elle survit encore, c’est d’abord et avant tout grâce à une légitimité non pas héritée de Dieu, mais autoengendrée par la parole, et plus précisément par la rhétorique.
En imposant leur langage, comme Jean-Yves Le Gallou l’a démontré par le passé avec brio, nos dirigeants se sont élevés sur un piédestal, se créant une aura de puissance leur permettant d’imposer leur propre « agenda », comme le disent les Anglo-Saxons. Ce voile de rhétorique, cousu du fil d’une moralité auto professée, le professeur de rhétorique Philippe-Joseph Salazar, le soulève dans son tout dernier brulot, La déroute des idées. Après avoir donné la parole assez objectivement aux djihadistes dans Paroles armées et aux identitaires dans Suprémacistes(un titre provocateur qui choqua probablement plusieurs des personnalités interrogées telles François Bousquet, Renaud Camus et Tom Sunic) et en avoir tiré des leçons pertinentes, il s’intéresse à ce système qui nous avilit et qui représente une menace bien plus tangible et imminente contre nos libertés que les fous d’Allah ou que les penseurs nationalistes.
Salazar constate, et nous ne pouvons qu’être en accord, que l’on assiste dans notre monde dit civilisé et éduqué à une « déroute des idées. Non pas des Idées dans les sommets de l’intelligence, mais des idées, avec le petit « i » de la vie en société : ces idées qui devraient être de consommation courante pour comprendre le sort qui nous afflige depuis vingt ans. » Et pourtant, s’il est une race qu’il ne peut souffrir, c’est bien celle de ces intellectuels qui se pavanent sur nos écrans en nous faisant la morale et nous dictant quoi penser, misant sur le mimétisme et le conformisme pour faire passer leurs salades à un peuple qui a perdu le goût et l’habitude de penser par soi-même.
Question de mettre immédiatement les choses au clair, le professeur Salazar n’est pas « de notre camp » ou « de notre famille », pourrait-on dire, se situant plutôt à cheval entre le libéralisme et le conservatisme britanniques. Il n’en demeure pas moins qu’il y a de nombreuses leçons à tirer de ses 20 idées visant à s’émanciper de la domination actuelle en démontant les différents pièges de la pensée et les rouages intellectuels mis en place, de la diabolisation à l’invocation de l’État de droit pour limiter les discours des opposants, les délégitimiser et les instrumentaliser.
Concernant le mouvement identitaire au sens le plus large, son point de vue extérieur est des plus intéressants, car Salazar nous l’a démontré avec son Suprémacistes, il ne fait pas partie de ceux qui sont atteints du virus du manichéisme. Il regarde donc de façon analytique, sans haine ni a priori, et, après avoir noté l’exception Casapound, aborde ce qu’il considère être l’approche illogique de notre milieu, gangréné par les abstractions :
« L’identitariat nationaliste n’est pas en posture de rebellare, et cela tient à un excès de théorie métapolitique et un excès de stratégie par les idées, incarnés dans un désir de reconnaissance sociétale. D’autre part, et en même temps, cet identitariat nationaliste se met en posture de debellare, de vaincre par les urnes, et donc devient une partie prenante de stratégies électorales et d’un désir de positionnement républicain qui est en fait l’ennemi intérieur à qui déclarer le rebellare.
« C’est l’exemple actuel le plus flagrant d’une rébellion qui fait son IVG. »
Alors que faire? S’organiser de façon communautaire, se révolter et affronter de face, éviter les protestations stériles et chercher à prendre le pouvoir. Facile à dire. Mais déjà, le dire, l’affirmer et le clamer représente une étape importante. Avoir peur du mot « pouvoir » ou encore craindre cette vérité que « l’action politique est la poursuite de l’intérêt personnel par d’autres moyens » et que le seul objectif est « la prise de pouvoir pour son groupe » décrédibilise automatiquement la lutte. On imagine mal les dirigeants de l’IRA, de l’Irgoun ou encore des milices coloniales américaines enrober leur discours de mille et une parures pour le rendre plus doux à l’oreille de leurs adversaires ou d’adopter un discours démobilisateur mais consensuel : ils voulaient la victoire. Ils l’ont dit. Et ils l’ont eu.
Salazar, Philippe-Joseph. La déroute des idées, Piranha, 2021, 246 p.