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La Turquie, modèle laïque ou pas ?
Pierre Le Vigan |
Théoriciens :: Autres
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Nicolas Sarkozy a effectué en voyage d’Etat en Turquie le 25 février. Une visite de 4 heures. On ne sait pas trop pour quoi. Il a rappelé que « cela fait maintenant près de cinq siècles que François Ier et Soliman le Magnifique ont noué des relations diplomatiques. » Certes. Voilà un rappel qui ne mange pas de pain. Quant au plat de résistance – la Turquie et l’Europe -, il a répondu de façon particulièrement évasive à la question directe du journaliste du journal turc Posta (25 février 2011) : « Vous vous opposez à l’adhésion de la Turquie dans l’Union européenne. Pourquoi, dans ce cas, soutenez-vous la poursuite des négociations ? Pourquoi ne les interrompez-vous pas ? Est-ce parce que vous ne voulez pas en prendre la responsabilité et attendez que la Turquie jette l’éponge en disant ‘’ça suffit comme cela !’’ ? Pensez-vous que la Turquie renoncera [un jour] à cette adhésion ? ». Il faut espérer en tout cas que Nicolas Sarkozy n’a pas proportionné la durée de son voyage à l’idée qu’il a de l’importance du pays. Car alors il se tromperait. Et se fâcher en 15 jours, à la fois avec le Mexique, pour une futilité de stratégie médiatique compassionnelle française pour l’ex copine d’un gangster, et avec la Turquie cela commencerait à faire beaucoup. On peut prendre les Turcs pour beaucoup de choses mais on aurait grand tort de les prendre pour des imbéciles.
Les Turcs, il est vrai, n’attendent plus grand chose de la France de Sarkozy. Guillaume Perrier correspondant du Monde en Turquie (cf. Christian Bouchet in Flash 60) remarquait que « la France perd du terrain en Turquie » (www.turquieeuropéenne, 25 février 2011). Les enjeux de puissance des Turcs ne passent plus par la France, devenue puissance mineure au plan militaire et évanescente au plan diplomatique. Hervé de Charrette, ancien ministre des affaires étrangères, rappelait récemment que les milieux diplomatiques français n’en peuvent plus de l’amateurisme sarkozien en matière de politique extérieure. Et beaucoup l’ont écrit dans une tribune libre publiée par Le Monde (22 février 11).
Et pourtant, plus que jamais les Turcs veulent jouer un grand rôle entre l’Europe et l’Orient, ce Proche-Orient dont ils sont été si longtemps la puissance tutélaire, coloniale, impériale. Signe de ce retour des ambitions d’Ankara : le chef de la diplomatie turque Ahmet Davutoglu a déclaré que son pays pouvait « être un modèle pour les pays du Maghreb et du Makrech » en révolte. Selon le cercle d’étude turc Tesev une enquête dans les pays arabes et en Iran montrerait que la Turquie « représente un exemple de mariage réussi entre Islam et démocratie ». Nous verrions naitre un modèle turc. Un « modèle turc » qui serait une alternative plus présentable, car plus moderne, au salafisme de marché tout comme aux Frêres musulmans, leurs « frêres » ennemis (François Burgat, « Salafistes contre Frêres musulmans », Le Monde diplomatique, juin 2010).
Mais quel « modèle turc » ? Pour les Français les moins ignares, la Turquie est un grand pays laic (75 millions d’habitants) qui est dirigé par des islamistes conservateurs qui par ailleurs font avancer l’économie (+ 8% en 2010) voire la place des femmes dans la vie politique. De quoi perturber les schémas traditionnels caricaturaux sur l’Islam. Ils ne croient pas si bien dire. Car en creusant, la Turquie c’est encore plus compliqué que cela.
La laïcité turque, si fameuse et si vantée, repose non comme chez nous sur la séparation de la religion et de l’Etat (loi de 1905) mais sur la subordination de la religion à l’Etat. Héritage ottoman ? Oui. Et même héritage byzantin. Ziya Gökalp au début du XXe siècle, définit la nation turque par la langue et par l’Islam sunnite de rite hanéfite. Mustafa Kemal après l’effondrement turc de 1918 a contrôlé politiquement l’Islam mais ne l’a pas éradiqué.
L’auteur de l’hymne national turc actuel Mehmet Âkif Ersoy (1873-1936), exilé en Egypte pour des raisons politiques sous Mustafa Kemal, était un poète musulman, né à Istanbul mais d’origine albanaise par son père, alors que la République s’est fondée sur un laïcisme affiché. L’islam est « le fil caché qui relie la Turquie actuelle à l’Empire Ottoman » dit Jean-François Bayart (cf. L’islam républicain, Ankara, Téhéran, Dakar, Albin Michel, 2010). La religion fait partie de l’identité turque.
C’est d’ailleurs l’islam qui est le facteur universalisant qui relativise le nationalisme turc dans ce qu’il a d’ethnique (la référence de la « Turquité » est le groupe ethno-linguistique Azeri). Et l’armée ? L’armée est la colonne vertébrale de la Turquie. Coup d’Etat en 1960, coup d’Etat en 1980. Mais c’est elle qui a réinstauré le parlementarisme. C’est elle qui a imposé la Constitution de 1982 ratifiée par plébiscite. Le rôle de l’armée ne peut donc être considéré comme l’inverse de la démocratisation. Elle pèse sur elle, elle ne s’y oppose pas frontalement. Armée/démocratie : ce n’est pas un jeu à somme nulle où ce qui serait à l’un serait enlevé à l’autre.
Le Modèle Turc est-il en fait… un Modèle Suisse ?
Quant au Code civil turc, il date de 1926, il a été calqué sur le Code civil suisse de 1912. Il a été remanié vers 2002, toujours en s’inspirant du modèle suisse. Même pour la jurisprudence, la référence, c’est la Suisse. Ce Code n’a évidemment rien à voir avec la charia islamique, abolie par Mustapha Kemal, et jamais restaurée. Christoph Blocher, de l’UDC, avait fait à l’occasion de la dernière révision d’inspiration suisse du Code Civil une visite de courtoisie chez les dirigeants turcs.
Alors, quand l’Afrique du nord s’embrase et que l’on parle du « modèle turc » que veut-on dire ? Cela dépend de qui parle. Pour les peuples d’Egypte ou de Lybie il n’y a pas de modèle, même si l’efficacité économique des Turcs donne à réfléchir. Pour les Turcs eux-mêmes, à savoir le peuple, l’idée de se voir comme modèle n’est pas non plus la leur. Mais évidemment, pour l’hyperclasse du nouvel ordre mondial, le modèle islamo-conservateur modéré de Recep Erdogan peut apparaitre un modèle de stabilité pour les atlantistes. Non sans tangage. Le 27 mars 2010 Erdogan déclarait « considérer Jérusalem comme la capitale indivisible de l'État hébreu, comme le font les Israéliens, est une folie. » En 2003 la Turquie, via un vote de son parlement avait refusé le passage des troupes américaines souhaitant envahir l’Irak par le Nord. Atlanto-compatible, Erdogan ? Peut-être. Jusqu’à un certain point. Mais certainement pas une marionnette de Washington. De son coté le Parlement européen proposait le 9 mars 2011 d'avancer vers un partenariat privilégié entre la Turquie et l'Union européenne, et non de voir l'adhésion ou l'éloignement voire la rupture comme unique alternative. Quant au peuple turc, et si on lui demandait son avis ?
Et – comble d’audace - si les peuples d’Europe demandaient à leurs dirigeants de nous dire enfin ce qu’est l’Europe ?
Pierre Le Vigan
Ziya Gökalp, le Maurice Barrès des Turcs
Ziya Gökalp (1876-1924) est un pseudonyme. Gökalp veut dire « Héros du ciel ». Cela a tout de même plus d’allure que d’avoir une Rollex à cinquante ans. Celui qui deviendra le théoricien de la nouvelle Turquie de Mustafa Kemal Ataturk était né Mehmet Ziya, dans l’est de la Turquie anatolienne. Militant clandestin de la Société de l’Union et du Progrès, les Jeunes Turcs, cet écrivain nationaliste-révolutionnaire collaborait au journal Les Jeunes Plumes et La Nouvelle Revue Philosophique.
Les Jeunes Turcs parviendront au pouvoir au cours de la Révolution de 1908. Ils étaient fascinés par le modèle de la Révolution française et d’ailleurs divisés en unionistes (Jacobins) et fédéralistes (Girondins). Avant d’être nationaliste laïciste turc Ziya Gökalp avait, comme presque tous les Turcs, voulu remplacer une destinée impériale ottomane à l’évidence en fin de parcours par l’idée pantouranienne c'est-à-dire le rêve, et pourquoi pas le projet !, d’union de tous les peuples parlant la langue turque ou une langue dérivée du turc, projet redéployant les ambitions impériales turques vers l’Asie centrale et non plus le Moyen Orient Arabe. Ziya Gökalp est notamment auteur d’une Histoire de la civilisation turque. Pour lui l’islam était parfaitement compatible avec l’usage de la Raison et le progrès scientifique. Il pouvait même selon lui en être le moteur.
L’hanéfisme ou hanafisme est l’une des quatre écoles sunnites. C’est l’école de la « libre opinion », celle qui, de toutes les écoles sunnites, fait la plus grande place à l’usage de la libre Raison. La majorité des Turcs sont hanafis. |
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