La phase ultime de la prise de pouvoir sur tout étant par l’humanisme militant est sans aucun doute l’humain lui-même, entendu comme animal rationale, c’est-à-dire être biologique, zôon doté de capacités intellectuelles.
Il faudrait rappeler, pour expliquer le pouvoir qu’a l’homme d’être en même temps nature et culture, objet et sujet, matière expérimentale et expérimentateur, combien il fut à son origine, avant d’être face au monde, et de devoir par là se forger un monde propre, ouvert ad infinitum sur ce qui lui résiste et lui répond, et lui offre l’existence, combien il fut un animal raté, un presque avorton, un prématuré, faible, voué à la mort, infailliblement, si l’éducation, par le langage, n’avait pallié au déficit vital qui était le sien. « Révolution anthropogénétique », rappelle Sloterdijk dans son fameux essai : « Règle pour le parc humain ». Le sapiens ne le devient donc que par « la transformation de la naissance biologique en un acte du venir-au-monde », néoténie initiale qu’aurait dédaignée Heidegger « dans sa fièvre de conserver ontologiquement pur le point de départ dans l’être-là et dans l’être-dans-le-monde de l’être humain ».
Le petit texte de Peter Sloderdijk prend parfois des accents pamphlétaires, lorsqu’il ironise sur cette dénégation de la perception profondément européenne – et métaphysique – de l’homme comme animal humain. Le philosophe de Messkirsh est plaisamment accusé de se noyer dans un « pathos anti-vitaliste » en érigeant entre l’homme et l’animal une différence, non spécifique ou générique, mais ontologique. Pour Heidegger, l’homme n’est homme qu’interpellé par l’Etre, son humanité est définie comme l’ex-istence. Dans la clairière de l’ouvert par le langage, il n’est Berger qu’en tant que l’Etre l’emploie comme gardien, le dé-bestialise, le vouant à un recueillement radical, à une retenue extatique. En voulant critiquer les humanismes militants, Heidegger ne fait qu’en parodier le dessein : « L’Etre, donc, envoie les lettres décisives, ou plus exactement il fait signe à des amis doués de présence d’esprit, à des voisins réceptifs, à des bergers rassemblés en silence ». Et de souligner le caractère ésotérique, ou plutôt « crypto-catholique », de cette Eglise invisible incapable de « constituer de[s] nations, pas même des écoles alternatives ». De la poésie, donc. Une poésie ascétique, de méditation et de décentrement, qui finalement serait le vecteur d’une sélection que l’on pourrait nommer sacrée. « Une faiblesse touchée par la grâce », dit Sloterdijk.
Assurément, cette charge ne manque pas d’être abusive et injuste. Il n’est pas nécessaire qu’une doctrine philosophique s’avère inefficace sur le plan politique ou historique pour qu’elle soit invalidée. Du reste, rabattre le phénomène humain sur le plan, considéré comme essentiel, de « l’histoire sociale » et de la « mobilité historique », mythes fondateurs de la modernité, est s’enfermer dans une herméneutique conditionnée par le temps, le moment, l’époque, et, de ce fait, sujette à caution. Dans sa radicalité ontologique, Heidegger pose l’humain dans l’absolu de sa présence à l’Etre, présence occultée ou nom, qui fonde son essence.
Mais qu’importe : la réflexion de Sloterdijk a le mérite de penser une vérité vertigineuse de l’humain : « La domestication de l’être humain constitue le grand impensé face auquel l’humanisme a détourné les yeux depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours ».
En vérité, même si les humanismes militants, bolchevisme, fascisme, américanisme, inhibés ou non, qui se sont confrontés dans une gigantomachie sanglante au XXe siècle, ont été discrédités par leur hybris même, il s’en faut de beaucoup pour que le projet humaniste ait aboli sa finalité originelle, qui est la puissance. Celle-ci passe par l’apprivoisement humain.
Les catastrophes illustrées de façon tragique par 1914 et 1945, par Hiroshima et Auschwitz, la perte de confiance dans les pouvoirs de la culture, l’illusion désormais vaine de contenir la brutalité innée de la bête humaine, ont marqué la fin de l’humanisme bourgeois, tel que l’avaient forgé en deux millénaires la romanité et la Bible. En se demandant comment le nazisme a pu naître dans la patrie de Goethe, Beethoven et Kant, on a avalisé l’impuissance de la culture savante à domestiquer le fond sauvage de l’homme.
Depuis Cicéron, qui a clarifié la sagesse rhétorique des Hellènes, la culture de l’esprit (cultura animi) est à l’homme ce qu’est la culture aux champs (cultura agri) : travail, effort, conquête, bonification. L’éducation consiste à tirer (educere), à extraire l’homme de sa nature sauvage, c’es-à-dire à lui octroyer les capacités de vivre pacifiquement en société. L’eruditio tire l’homme du rudis, du monde brut. Elle est, comme l’écrit Michel Rouche dans le tome I de l’« Histoire de l’enseignement et de l’éducation », « une entreprise de dégrossissement du barbare ou de la brute, un véritable défrichement de l’homme pour faire prédominer en lui le cuit sur le cru, la vie urbaine sur le monde agreste, l’esprit policé […], sur la rigueur agreste, la paix sur la violence etc. »
Certes, les Romains nuançaient cette prétention à civiliser à bête, et la limitaient, en laissant prospérer un territoire d’ultra violence qu’était le cirque, où pouvait s’engendrer la catharsis thérapeutique permettant une relative paix sociale. L’avènement de celle de l’Eglise, puis l’ambition de plus en plus affirmée de l’Etat, ce Léviathan, de contrôler et d’encadrer l’individu, « loup pour l’homme », allait rendre le concept platonicien d’élevage humain non seulement vraisemblable, mais opératoire.
Pour replacer le problème dans son cadre originel, à la naissance de l’Europe, Sloterdijk reprend la vieille métaphore pastorale du gouvernement des hommes. Il invoque alors l’autorité de Platon, singulièrement son ouvrage « Le Politique ».
Dans sa rigueur mathématique, l’analyse platonicienne est impitoyable. Après avoir défini l’homme dans sa spécificité au sein du monde animal (il est grégaire, bipède etc.), il montre qu’il est indispensable qu’il soit conduit par un pasteur, en l’occurrence un roi, qui a plus de proximité avec les dieux qu’avec l’animal. Il est en quelque sorte un expert, plein de sagesse et d’expérience, qui applique, comme pour les animaux domestiques, les règles de la sélection et d’eugénisme. « Platon a présenté la Magna Charta d’une politologie pastorale européenne ». Le débat entre politiciens ne peut plus être qu’un échange entre professionnels de l’élevage, entre possesseurs de parcs humains. L’extension des villes, que Nietzsche considérait comme le cadre du dernier homme (« Et ces chambres et ces réduits ! Se peut-il qu’en sortent et qu’y entrent de vrais hommes ? »), l’homme du troupeau, et les modes de sélection plus ou moins sophistiqués, comme l’alphabétisation et l’usage du livre, témoignent de la réalité d’un phénomène qui ne demande qu’à s’étoffer et à réaliser pleinement son efficace.
Le secteur stratégique et hautement emblématique de l’enseignement, maintenant de masse, a intégré et développé, voire anticipé les nouveaux réquisits du projet ubiquiste de contrôle social. Christopher Lasch, dans « La culture du narcissisme », a montré comment l’Amérique, qui anticipe toujours les évolutions sociétales dans les pays développés, a, dans les années trente, abandonné l’ambition de haute qualification industrielle et de sélection d’une élite cultivée pour le souci de socialisation, de prévention de la violence, d’éducation à la santé et d’adoption de comportements adéquats pour s’intégrer. Cette réforme a eu pour effet une chute spectaculaire du niveau scolaire et la prolifération parallèle d’une nuée d’experts et d’une bureaucratie envahissante pour traquer les maux auxquels il faut remédier. Les années soixante ont vu l’émergence d’une politique communautariste, liée aux luttes civiques contre les ségrégations, si bien que l’Ecole est devenue le laboratoire du contrôle social, de l’endoctrinement bienpensant, et de la correction de toutes les anomalies d’une société qui peine à devenir le Brave New World décrit par Aldous Huxley.
Avec l’extinction de facto des différences idéologiques, et encouragé par la pullulation de disciplines scientifiques de plus en plus spécialisées investissant tous les champs, tous les secteurs humains, et dans la mesure où ces nouvelles sciences bénéficient des avancées techniques, industrielles qui spécifient l’étape actuelle du capitalisme mondial, le gouvernement des peuples est devenu une ingénierie, une technique de gouvernance, une affaire d’experts, achevant ainsi le projet platonicien d’une sélection de spécialistes de la politique. Les sciences de la communication et les moyens de transmission ont permis bien des prouesses dans le domaine de la mobilisation des masses. La cybernétique, la miniaturisation des outils d’enregistrement, leur multiplication à l’extérieur ou à l’intérieur du corps humain, l’adoption et l’acceptation de modes d’analyses, dans l’économie, la politique, l’éthologie humaine, l’éducation, études quantitatives chiffrées, ont permis d’accoutumer les masses à être jaugées à la même aune que les animaux d’abattage.
On nous a par exemple appris récemment que vingt mille bébés allaient être l’objet d’une étude menée pendant vingt ans par l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), l’Ined (Institut national des études démographiques), l'Inserm (Institut national d'études démographiques et l'Institut national de la santé et de la recherche médicale). Il s’agit de « comprendre comment l'environnement, la famille et les conditions de vie influencent leur développement et leur santé. » Le projet porte le titre éminemment poétique de Elfe (Etude longitudinale française depuis l'enfance).
Les chercheurs relèveront "les événements clés survenus pendant l'enfance, les mouvements d'entrées et de sorties dans une situation ou les changements d'état (par exemple, entrée et sortie dans la pauvreté, passage de l'enfance à l'adolescence, événements familiaux, etc.)".
Ils mesureront les "expositions cumulées à des conditions environnementales spécifiques et (...) leurs conséquences en termes d'inégalités sociales et de santé". Ainsi, il sera notamment étudié le rôle des "polluants de l'environnement aujourd'hui en question (retardateurs de flamme, phtalates, bisphénol A, pesticides, métaux lourds ...)".
Ils récupèreront aussi des données sur le cursus scolaire de l'enfant.
Il s'agira aussi de connaître les comportements alimentaires, les inégalités sociales de santé, ou encore l'exposition aux médias et aux nouvelles technologies. Elfe permettra aussi de mettre à jour les "courbes de croissance physique" du carnet de santé.
On se perd en conjectures sur la pertinence d’un tel projet. Car tout le monde conviendra que la connaissance des maux qui détruisent les corps et les esprits dans notre société, qui déséquilibrent et déstabilisent ses fondements comme la famille, le travail, la communauté et le lien entre gouvernants et gouvernés, sans oublier les désastres écologiques qui minent un environnement rongé par un urbanisme inhumain, ce savoir donc est loin d’être un secret. On s’apercevra sûrement que les difficultés sont liées à la classe sociale, aux degrés d’ « exclusion », aux « souffrances » socio-économiques, à la précarité du lien social etc. Mais ce qui est certain, c’est l’étrange familiarité de la démarche avec la « traçabilité » communément usitée dans l’élevage.
En fait, l’avantage de cette étude au long cours git dans le peaufinage d’outils d’évaluation et de transformation. Ces recherches sont menées également dans les autres pays développés, jetant les bases de pratiques semblables. Les fondements sont ainsi édifiés d’un Etat universel, dont Jünger pressentait l’avènement.
Sloterdijk voyait dans l’humanisme romain la tentative d’instaurer, par delà l’espace et le temps, un club d’initiés (par la lecture de livres considérés comme sacrés et faisant autorité), voire d’amis. L’écrit, la littérature, permettent l’émission d’un message qui unit les locuteurs et conduisent à un partage des mêmes valeurs d’humanité, d’intelligence, de finesse et de sensibilité. L’hypothèse qu’un tel cercle soit désormais invalidé par l’évolution des temps et de la société, non seulement parce que les lecteurs deviennent rares, mais aussi parce que les modes de transmission ont été révolutionnés, n’est qu’en partie vraie. Il faudrait préciser que seule la lecture – l’authentique, celle qui prend le temps comme mûrissement - de masse, et les ambitions qui enthousiasmaient les Lumières et leurs héritiers, ont subi le démenti cruel des désastres historiques.
Or, si l’on doit légitimement se méfier de ce qui reste du « peuple », dont la propension à choisir la sécurité et le confort plutôt que les risques de la liberté et de la dignité est devenue une donnée civilisationnelle (sinon éternelle), il s’en faut de beaucoup que le système oligarchique transnational, l’hyperclasse mondialisée, réussisse à imposer à tous l’élevage universel. Les réfractaires, les insoumis, les rebelles existeront toujours, et balanceront entre la révolte et le recours aux forêts.