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La droite introuvable
Alain de Benoist |
Théoriciens :: Autres
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On lisait dans Item, en janvier 1976 (1) : « Item est une revue évolutive » Deux ans plus tard, où en est-on ? Pas beaucoup plus loin, j’en peur. Et j’ai même l’impression que cet ensemble de numéros spéciaux publiés par Item pour redonner la parole à une famille d’esprit qui n’avait peut-être pas très envie de la prendre, apparaîtra surtout plus tard comme un très remarquable constat de décès. La droite française, une certaine droite française est-elle morte ? Elle en a tout l’air et si son cadavre bouge encore, c’est en général de façon telle on ne souhaite pas tellement la voir ressusciter.
Examinant l’ensemble des textes publiés par Item, je suis tenté de les classer en trois catégories : un grand nombre de contributions essentiellement plates ou imbéciles (2), un nombre déjà moins important d’articles brillants et agréables, mais extrêmement superficiels, enfin un petit nombre de textes un peu pensés, où les convictions (les plus contradictoires, cela va sans dire) s’alimentent d’autre chose que de lieux communs. Au bout du compte, cela ne fait pas beaucoup — et je m’étonne que la presse de gauche n’ait pas parlé plus largement de ces livraisons, dont son public serait certainement sorti rassuré. Le fait est la droite, qui devait être à la fois le sujet et l’objet de l’entreprise, est apparue comme un fantôme : en cherchant à dire ce qu’elle croyait être, elle n’a pas cessé d’avouer qu’elle n’était plus. Encore fallait-il que ce constat fût dressé ; en quoi l’initiative d’Item n’aura pas été inutile.
Bien entendu, cette observation appelle immédiatement des remarques et des corrections. Et d’abord celle-ci : à une époque où presque personne ne consent à se dire « de droite » (ou « à droite »), le petit nombre de ceux qui ont encore cette audace est-il représentatif de la famille d’esprit que ce terme pourrait ou devrait désigner? Il est probable que non, ce qui explique en partie le discrédit attaché à ce mot. Il faut en effet avoir le cœur bien accroché pour supporter le voisinage — fût-il seulement sémantique — d’une droite qui n’est pas seulement la plus bête, mais aussi la plus déculturée, la plus niaise, la plus xénophobe et, en même temps, la plus universaliste du monde ; qui semble avoir sombré dans l’extrémisme et la réaction ; et dont les plus apparents fleurons sont les défenseurs du sabre/goupillon, les admirateurs de Capétiens, les partisans de la foi-des-bons-vieux-jours, la Joan of Arc’s bigotry — and the rest.
Seconde remarque : la droite qui veut bien se déclarer telle est aujourd’hui, pour différentes raisons, un corps traumatisé. Il faudrait une psychanalyse pour arriver à lui faire dire le refoulé de son discours. C’est une grande malade, dont on ne peut parler avec des termes qui conviennent aux choses saines.
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Si, par Item interposé, la droite n’a pas réussi à se trouver, c’est probablement qu’elle est introuvable. Et ce, à un double titre. D’une part, elle n’existe plus — dans la mesure où le vide s’est fait là où, naguère, toute une famille d’esprit se manifestait réellement sous cet intitulé. D’autre part, elle n’a jamais existé — dans la mesure où ladite famille d’esprit n’a jamais eu de référentiel précis, permettant d’engager un débat ou de réaliser son unification idéologique. En l’absence d’une doctrine relativement cohérente, assortie d’une praxis sans équivoque, la droite ne pouvait être que le lieu — au sens lacanien du terme — d’un certain nombre d’attitudes mentales, d’aspirations, de niveaux de motivations, de valeurs, de conceptions du monde, de courants politiques ou théoriques, sans plus.
Dès lors, pour chercher à définir la droite, il n’y a que deux démarches possibles. Soit l’on part du « contenant », c’est-à-dire que l’on examine le contenu diachronique de la droite historique ( = de ce qui, historiquement parlant, a revendiqué ou s’est fait attribuer cette étiquette), auquel cas on doit constater l’existence de tempéraments et d’idées si différents qu’ils en perdent presque toute signification. Il est alors impossible de donner de la droite une définition univoque. Soit l’on part du « contenu », c’est-à-dire qu’au-delà de la diversité des formes historiques, on cherche à identifier un certain nombre de thèmes clés susceptibles de caractériser l’« esprit de droite », et le risque est grand d’observer que ces thèmes n’ont rien de spécifiquement « droitiers », mais qu’au contraire, selon les époques, ils sont passés constamment de la gauche à la droite, ou de la droite à la gauche.
À ce propos, Alain-Gérard Slama écrit très justement : « L’antisémitisme, l’impérialisme colonial, le nationalisme, sont passés de gauche à droite ou de droite à gauche, non par glissements progressifs, mais comme des cartes changent de mains selon les circonstances. Où situer dans le “paysage” des références aussi mobiles que la tradition, le culte du chef, l’ordre, la liberté, l’égalité, l’autorité, la justice, le progrès, la qualité de la vie ?… Ces quelques remarques suffisent à disqualifier les enquêtes qui ont prétendu caractériser une famille politique indépendamment de son appartenance sociale, et en recourant à des concepts aussi flous que la “personnalité autoritaire”, l’esprit de soumission, l’agressivité, le conservatisme, le libéralisme, etc. (cf. Theodor Adorno et al., The Authoritarian Personality, New York, 1950). Il existe un autoritarisme de gauche et un autoritarisme de droite, un conservatisme radical ou communiste aussi bien que traditionaliste, un nationalisme de L’Humanité tout autant qu’un nationalisme de Rivarol, et la prétendue définition d’“échelles d’attitudes” apporte certainement beaucoup plus d’informations sur le tempérament du chercheur que sur l’objet de sa recherche » (« Considérations sur la droite », in Contrepoint, N° 25, ler trim. 1978).
On pourrait citer beaucoup d’exemples à l’appui de cette opinion. Le nationalisme et le patriotisme, dans leurs formes modernes, procèdent des idées de 1789. (N’oublions pas que la Ligue des patriotes, fondée par Déroulède en 1882, s’est d’abord développée à gauche, dans des milieux proches de Paul Bert et Gambetta). Le colonialisme, lui aussi, est né à gauche : en 1902, parmi les deux cents élus du « groupe colonial », fondé à la Chambre par Eugène Étienne, on compte une grosse majorité de « progressistes » et de « républicains de gauche » (cf. Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France, 1871-1962, Table ronde, 1972). Il y a eu des anarchistes de droite, comme Céline, et des corporatistes de gauche, comme Paul Chanson. Au pessimisme d’un Spengler ou d’un Gobineau — Louis Dimier parlait aussi du « pessimisme glacé » de Maurras — répond aujourd’hui l’apocalyptisme du Club de Rome et des écologistes. L’ordre règne à Moscou, c’est bien connu, beaucoup plus qu’à Washington. Et quant à la religion, si les intégristes sont en général de droite, les gens de droite — Dieu merci — ne sont pas nécessairement intégristes : il y a toujours eu, en France et ailleurs, un antichristianisme de droite aussi solidement ancré que le christianisme de gauche.
L’équivoque est particulièrement grande vis-à-vis du libéralisme. À l’origine, la droite est née en France pour lutter contre les idées libérales. Or, le surgissement du socialisme et du marxisme a rejeté le libéralisme vers la droite. L’ancienne droite, qui reprochait au libéralisme son goût pour l’individualisme (en y voyant une négation des appartenances « naturelles »), s’est alors retrouvée face à une doctrine également critique à l’endroit du libéralisme, mais pour des raisons inverses. De ce fait, elle a été conduite à voisiner avec une droite libérale, conservatrice mais déjà plus égalitaire, acquise aux valeurs marchandes, hostile à la souveraineté de l’État et à la primauté du politique, attachée aux institutions parlementaires et représentatives — bref, très éloignée de son sentiment propre. À partir de là, l’idée a commencé à cheminer d’une nouvelle droite « synthétique », capable de dépasser certains antagonismes hérités du passé, et cherchant à se situer sur des positions plus en rapport avec le débat du moment. Cette droite, que René Rémond appelle « bonapartiste », a inspiré certains fascismes et certain gaullisme. Elle n’a pas peu contribué à brouiller les cartes.
À première vue, la droite serait donc insaisissable. Mieux : la fidélité, au sens strict, à quelque idée clé jugée fondamentale, impliquerait une certaine inconstance en matière de politique immédiate. Et cela d’autant plus que le lien entre le tempérament et l’idéologie, voire entre l’idéologie et l’attitude politique, ne peut être qu’un lien relatif (3).
Certains ont pensé tourner la difficulté en affirmant que l’important n’était pas tant le contenu des idées « de droite » et « de gauche » que le contenu du rapport s’établissant entre ces idées pour un moment donné. René Rémond propose ainsi de « définir la droite non pas en termes immuables, mais comme une position relative à l’intérieur d’un système de tendances et de forces politiques. (…) Il ne peut pas y avoir de droite en dehors d’une gauche, c’est un lieu commun, mais dont le sens doit être bien compris : il signifie que la droite se définit par rapport à un terme antagoniste, et ce qui compte en définitive, c’est le couple qu’il forme » (« La droite ? », in L’Astrolabe, N° 12, mars 1972).
Cette réponse n’est toutefois pas très satisfaisante. Dès l’instant où les variations s’opèrent entre les mêmes pôles, la question se pose nécessairement de savoir ce qui définit ces pôles indépendamment du rapport qui s’établit entre eux. Alain-Gérard Slama, déjà cité, écrit d’ailleurs : « L’opposition droite-gauche demeure l’axe de référence implicite de toutes les analyses, même de celles qui la nient. Force est d’admettre que, par-delà l’extrême mobilité des comportements psychologiques et des contenus idéologiques, se situe un seuil irréductible, le plus souvent stable, qui distingue les appartenances collectives, les mobiles individuels, les réactions aux événements. » (Art. cit.) Il ajoute : « Puisque ni le caractère des individus ni la spécificité des idées ne suffisent à éclairer les fondements des préférences politiques, il ne reste qu’un seul facteur qui puisse rendre compte de la fixité des clivages, par-delà la mobilité des tempéraments et des idéologies : c’est la psychologie profonde » (Ibid.).
Cette « psychologie profonde » cristallise des éléments dont il est évidemment difficile d’apprécier la part relative. C’est néanmoins à elle — vue au travers d’un héritage culturel spécifique — que je me référais en écrivant : « J’appelle de droite l’attitude consistant à considérer la diversité du monde et, par suite, les inégalités relatives qui en sont nécessairement le produit, comme un bien, et l’homogénéisation progressive du monde, prônée et réalisée par le discours bimillénaire de l’idéologie égalitaire, comme un mal. » (Vu de droite. Anthologie critique des idées contemporaines, Copernic, 1977).
Alain-Gérard Slama, qui, il est vrai, n’étudie que la seule droite « traditionaliste » (du légitimisme du XIXème siècle à l’intégrisme contemporain, en passant par Vichy), met au contraire l’accent sur un autre trait : la nostalgie de l’enfance — qu’il interprète d’ailleurs en termes partiellement psychanalytiques. Selon lui, cet accent mis sur la période de latence (de l’individu, puis, par projection, de l’humanité) serait lié aux représentations « asexuées » de la famille traditionnelle. De même, le « regret de l’innocence perdue » irait de pair, par le truchement des visions organicistes de la société, avec un désir implicite de nier l’altérité du monde pour en désarmer la menace éventuelle : il viserait à « anéantir l’angoisse du moi devant le monde » (art. cit.).
Il ne fait pas de doute que la « nostalgie de l’enfance » est impliquée dans la psyché de droite, moins peut-être, d’ailleurs, par le désir d’un retour à l’originel, que par la volonté de mettre l’histoire en perspective. Mais est-ce un trait caractéristique de la droite ? Je ne le pense pas. Élargie au plan collectif dans un désir de retour-à-l’antérieur, au déjà-advenu (généralement par le moyen d’un futur reproduisant le passé, et, par là, clôturant le cycle), une telle nostalgie se retrouve, non seulement dans les spéculations sur le jardin d’Eden (et la venue des temps messianiques censés restituer l’unité pré-adamique), mais aussi dans d’autres rêveries, fort peu droitières, ayant trait à l’âge d’or, au « bon sauvage », au communisme originel, au matriarcat prénéolithique, etc. De fait, ce n’est pas aujourd’hui la droite, mais la gauche, qui refuse de se déclarer adulte et qui panique devant le progrès. La gauche n’est plus « prométhéenne » — l’a-t-elle jamais été ? — et, pour dénoncer la « démesure » et l’« orgueil » de l’Occident, Illich, Garaudy, Dumont, Habermas, etc., retrouvent l’accent d’un Maurras s’en prenant à ce que les Grecs appelaient l’ubris. Des États-Unis, nous vient le mot d’ordre de l’Épiméthée moderne : small is beautiful. Dans les rangs de la plupart des gauches, on critique le pouvoir, l’autorité, la « maîtrise », la volonté de puissance et l’État. Partout, on prône le « dialogue », les « techniques douces », la « modestie », la « créativité enfantine » et l’« arrêt de la croissance ». Et d’ailleurs, chez Marx, quel est l’idéal final, sinon l’alignement, la fusion analogique de la productivité de l’homme et de la productivité de la nature — une « nature » vue comme demeure et non plus comme vis-à-vis, écrit Ernst Bloch —, toutes perspectives équivalant à un retour à l’enfance de l’humanité, c’est-à-dire à l’état d’avant l’histoire et les tensions qui la caractérisent (4) ?
De son côté, Raymond Ruyer aborde la question sous un autre angle. Lui aussi remarque que « beaucoup de thèses que l’on a crues fondamentalement de droite ou de gauche ont migré » (Revue de défense nationale, février 1978). Lui aussi s’interroge pour savoir où situer la faille principale de cette summa divisio de la politique : « Quelle est la croyance fondamentale, la position intellectuelle fondamentale, écrit-il, qui fait l’homme de droite ou l’homme de gauche ? » (Ibid.).
Sa réponse est celle-ci : « Ou bien croire à la toute-puissance des lois et des normes éternelles, des possibles qui fixent des limites infranchissables aux désirs et aux volontés humaines, ou bien croire à la toute- puissance de la liberté et de la volonté humaine, créatrice, créatrice même de nouveaux possibles et de nouvelles normes. Ceux qui penchent pour la première branche de l’alternative sont de droite » (Ibid.).
On voit que Raymond Ruyer, psychanalyse en moins, n’est pas très éloigné de Alain-Gérard Slama, car son diagnostic ne s’applique qu’à la fraction « traditionaliste » de la droite. La croyance en des lois éternelles n’est pas, en effet, un trait caractéristique de la droite : on la trouve constamment à gauche, tandis que la droite nominaliste l’a toujours rejetée.
Les doctrinaires de gauche n’ont jamais invité leurs partisans à considérer comme valeur absolue des valeurs relatives à un peuple, à une culture ou à une mentalité. Ils n’ont jamais proposé à l’homme d’assumer de façon héroïque la subjectivité de son héritage pour en dégager des valeurs susceptibles de lui servir de normes. La gauche entend bien plutôt obéir à des lois générales. Elle croit qu’il y a une nature humaine — et que la raison, potentiellement du moins, est également distribuée chez les hommes. Elle croit que l’histoire obéit à des lois objectives — et qu’elle a une signification et une direction univoques. Elle croit à la Raison, à la Nécessité historique, à l’Objectivité. Raymond Ruyer le remarque d’ailleurs, mais sans en tirer de :conclusion, lorsqu’il en vient à parler du « sens de l’histoire » : « Obéir au sens de l’histoire, c’est obéir aussi à des lois éternelles ». Julien Freund observe, avec plus de précision : « Dans la mesure où ils se réclament en général de droits imprescriptibles et inaliénables de l’homme, les hommes de gauche supposent une nature inaliénable, sinon la notion de droit imprescriptible de la personne n’aurait pas de sens » (« La droite ? », in L’Astrolabe, op. cit.).
Raymond Ruyer a raison de dire que « l’impossible ne peut jamais se réaliser ». (Encore que rien n’interdise de rechercher les frontières de l’impossible. Comment savoir exactement où commence et où finit l’impossible ? Et si nous n’en savons rien, vaut-il mieux pécher par excès ou par défaut ?) Mais ce n’est là qu’une détermination négative. Dans le monde, globalement parlant, les normes de réalisation ne sont prédéfinies que négativement. La positivité, la forme en bosse (par opposition à la forme en creux) ne dépend que de nous.
Mars 1978.
1 -Texte rédigé à l’occasion de la clôture, par la revue Item, de son enquête sur la droite.
2 - Ce ne sont malheureusement pas toujours les mêmes.
3 - Même une idéologie constituée est susceptible d’interprétations contradictoires. Une doctrine « de gauche » comme le marxisme comprend dans son discours des thèmes dont la connotation « droitière » a souvent été soulignée. Le freudisme, placé à gauche par la droite traditionnelle, est considéré comme « de droite » par une fraction importante de la gauche. À cela s’ajoutent les « révisions », les surenchères et les relectures opérées par les disciples en fonction de l’esprit du temps.
4 - La disparition progressive de la droite « traditionaliste » évoquée par Alain-Gérard Slama n’est probablement pas étrangère au transfert à gauche du bucolisme rural et des écodissertations sur la « terre qui ne ment pas ». II reste toutefois une différence entre cette vieille droite et la nouvelle gauche : c’est que la seconde croit ou a cru à la possibilité réelle d’un retour sur terre à l’âge d’or (par l’avènement d’une société « angélique » où, comme dit Marx, l’homme fêterait ses retrouvailles avec son propre), tandis que la première, renchérissant sur le « blocage oedipien », projette son projet de résolution du cycle dans l’au-delà. Ce que dit sur ce point Gérard-Alain Slama est bien vu.
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