On a mis en détention provisoire, sans preuves, après ces quatre jours de garde-à-vue qu’autorise la loi dite Perben II sur la répression du terrorisme, des jeunes gens que l’on accuse de sabotage de voies de chemin de fer, simples suspects qui, même s’il était avérés qu’ils soient les auteurs de ces actes de malveillance, n’auraient, Dieu merci, aucune vie humaine sur la conscience.
Sans preuve, on les embastille, sur des intentions prêtées. Par une simple loi des suspects.
Aujourd’hui, on risque vingt ans de réclusion pour avoir critiqué l’État et la société contemporaine. En revanche, pour ces pseudo-génies mathématiques que sont les inventeurs de la titrisation des subprimes, qui auront ravagé la vie de beaucoup de monde, on ne sache pas que quelque peine ait été prévue. Pourtant, ce sont ces adorateurs de Mammon que l’on encourage dans leur délire de toute-puissance qui mériteraient plus sûrement qu’on les juge, s’il fallait choisir.
Ou encore, quelle disproportion avec le traitement que l’on réserve aux jeunes gens dits de banlieue, où aucun jour que Dieu fait ne se passe sans rixes, règlements de comptes avec armes à feu, casses, détérioration de toute sorte de matériel public, rackets, injures et humiliations pour les faibles. Mais il faut croire qu’il est plus simple de coffrer une dizaine de fils de bourgeois suspects d’avoir lu et commis quelques livres que de réprimer les penchants agressifs et destructeurs de plusieurs dizaines de milliers d’adolescents non éduqués. Ou peut-être imagine-t-on ces derniers trop dépourvus d’intelligence pour leur prêter l’idée d’une « entreprise terroriste » ?
Car c’est de cela qu’il s’agit : Julien Coupat est coupable a priori d’avoir interprété à sa manière, dans ses écrits, les pensées de Marx, de Foucault, d’Adorno et d’Horckheimer, de Carl Schmitt et même de la Kabbale. Alors : faut-il interdire ces livres, dont la vente est libre encore que l’on sache ? Alors, faut-il mettre les héritiers de Maurras au trou (« prendre le pouvoir par tous les moyens, même légaux ») ? Retirer des étals le best-seller d’Alain Badiou, « dernier maoïste de France » ? À l’ombre les lecteurs d’Aragon (« Feu sur Blum, Boncourt, Déat ») ? En taule les sectateurs de Bastien-Thiry ? Les nostalgiques de l’OAS en cabane ? Les admirateurs de Manoukian à Guantanamo ?
Julien Coupat et sa bande ont le tort d’avoir tenté de mettre en place une forme de vie alternative, plus autonome, déconnectée de l’appareil technique du temps présent ; ils ont eu le tort de devenir incontrôlables pour quelque temps. Heureusement, les bonnes gens peuvent, rassurées, se rendormir, la technologie qui nous gouverne tous ne les a pas oubliés bien longtemps ; oh non, ils n’auront pas échappé plus de quelques mois au « biopouvoir » qu’ils dénonçaient : un mouchard placé par des flics sous leur voiture après transfert d’information par le FBI suffirait, nous dit-on, à les confondre. Leur arrestation est la preuve même de l’existence de cette surveillance totale que leurs écrits stigmatisaient. Mais en effet, le bourgeois a raison : mieux vaut mater Mesrine le samedi soir au ciné que tenter de se soustraire au gros œil qui voit tout. En cas de loi des suspects comme celle-ci, qui rappelle Robespierre ou le Patriot Act de sinistre réputation, ce au moment même où la classe politique entière célèbre la victoire d’Obama, mieux vaut se tasser sur son fauteuil et faire le mort, comme en 42. On peut tuer, violer, massacrer, torturer à son gré, pourvu que ne puisse pas nous prêter de motif politique. C’est le message d’un Ministère de l’Intérieur qui n’a rien à envier aux temps de Fouché : « Vous avez la police contre vous, et vous ne savez pas ce qu’est la police », écrivait Balzac. En effet, on ne savait pas que la police, c’est cet organe qui vous arrête dans une ferme de Corrèze sans preuves et brandit vos écrits commepièce à conviction, parce qu’à l’évidence cela permet à quelqu’un de déstabiliser une extrême-gauche gênante.
Alors, dans ce cas, disons-le tout net : nous méritons tous la garde-à-vue, moi le premier. Parce que, je l’avoue, j’ai longtemps lu, il y a plusieurs années, ce qu’écrivaient certains des jeunes gens qui sont aujourd’hui en détention provisoire, qui ne sont d’ailleurs pas plus d’ultra-gauche que je ne suis archevêque. On y trouvait les éléments d’une critique prodigieusement fine et intelligente du monde moderne. Comme on en trouve une, avec des arguments un peu différents, dans la Doctrine sociale de l’Église. Mais chercher à comprendre les motifs d’un appel à l’insurrection, voilà qui est trop fatigant pour nos contemporains.
Regarder Mesrine, Bastien-Thiry et Bonnot à la télé, voilà ce qu’on aime dans ce pays, qui est somme toute, devenu un pays de lâches. Un pays de Fouquier-Tinville..
Jacques de Guillebon a appartenu au comité de rédaction de la revue lyonnaise Immédiatement. |
La Nef n°199 de décembre 2008 :: lien |