Julien Coupat ce gaucho récemment incarcéré pour acte de terrorisme publia le texte qui suite en 2005. A lire avec intérêt.
L'armée israélienne est en passe de devenir le consultant le plus en vue pour la pacification urbaine ; les experts du monde entier courent s'y émerveiller des dernières trouvailles, si redoutables et si subtiles, en fait d'élimination des subversifs. L'art de blesser - en blesser un pour en apeurer cent - y atteint, paraît-il des sommets. Et
puis il y a le « terrorisme », bien sûr. Soit « toute infraction commise intentionnellement par un individu ou un groupe contre un ou plusieurs pays, leurs institutions ou leurs populations, et visant à les menacer et à porter gravement atteinte ou à détruire les structures politiques, économiques ou sociales d'un pays ». C'est la Commission européenne qui parle. Aux Etats-Unis, il y a plus de prisonniers que de paysans.
A mesure qu'il est réagencé et progressivement repris, l'espace public se couvre de caméras. Ce n'est pas seulement que toute surveillance semble désormais possible, c'est surtout qu'elle semble admissible. Toutes sortes de listes de « suspects » circulent d'administration en administration, dont on devine à peine les usages probables. Les
escouades de toutes les milices, parmi lesquelles la police fait figure de garant archaïque, prennent partout positon en remplacement des commères et des flâneurs, figures d'un autre âge. Un ancien chef de la CIA , une de ces personnes qui, du côté adverse, s'organisent plutôt qu'elles ne s'indignent, écrit dans Le Monde : « Plus qu'une guerre contre le terrorisme, l'enjeu est d'étendre la démocratie aux parties du
monde [arabe et musulman] qui menacent la civilisation libérale, à la construction et à la défense de laquelle nous avons oeuvré tout au long du XXème siècle, lors de la première, puis de la deuxième guerre mondiale, suivies de la guerre froide - ou troisième guerre mondiale. »
Dans tout cela, rien qui nous choque, rien qui nous prenne de court ou qui altère radicalement notre sentiment de la vie. Nous sommes nés dans la catastrophe et nous avons établi avec elle une étrange et paisible relation d'habitude. Une intimité presque. De mémoire d'homme, l'actualité n'a jamais été que celle de la guerre civile mondiale. Nous avons été élevés comme des survivants, comme des machines à survivre. ON
nous a formés à l'idée que la vie consistait à marcher, à marcher jusqu'à s'effondrer au milieu d'autres corps qui marchent identiquement, trébuchent puis s'effondrent à leur tour, dans l'indifférence. A la limite, la seule nouveauté de l'époque présente est que rien de tout cela ne puisse plus être caché, qu'en un sens tout le monde le sache. De
là les derniers raidissements, si visibles, du système : ses ressorts sont à nu, il ne servirait à rien de vouloir les escamoter.
Beaucoup s'étonnent qu'aucune fraction de la gauche ou de l'extrême gauche, qu'aucune des forces politiques connues ne soit capable de s'opposer à ce cours des choses. « On est pourtant en démocratie, non ? » Et ils peuvent s'étonner longtemps : rien de ce qui s'exprime dans le cadre de la politique classique ne pourra jamais borner l'avancée du désert, car la politique classique fait partie du désert. Quand nous disons cela, ce n'est pas pour prôner quelque politique extra-parlementaire comme antidote à la démocratie libérale. Le fameux manifeste « Nous sommes la gauche », signé il y a quelques années par tout ce que la France compte de collectifs citoyens et de « mouvements sociaux », énonce assez la logique qui, depuis trente ans, anime la politique extra-parlementaire : nous ne voulons pas prendre le pouvoir, renverser l'Etat, etc. ; donc, nous voulons être reconnus par lui comme interlocuteurs.
Partout où règne la conception classique de la politique règne la même impuissance face au désastre. Que cette impuissance soit modulée en une large distribution d'identités finalement conciliables n'y change rien. L'anarchiste de la FA , le communiste de conseils, le trotskiste d'Attac et le député de l'UMP partent d'une même amputation. Propagent le même désert.
La politique, pour eux, est ce qui se joue, se dit, se fait, se décide entre les hommes. L'assemblée, qui les rassemble tous, qui rassemble tous les humains abstraction faite de leurs mondes respectifs, forme la circonstance politique idéale. L'économie, la sphère de l'économie, en découle logiquement : comme nécessaire et impossible gestion de tout ce que l'on a laissé à la porte de l'assemblée, de tout ce que l'on a constitué, ce faisant, comme non-politique et qui devient par la suite : famille, entreprise, vie privée, loisirs, passions, culture, etc.
C'est ainsi que la définition classique de la politique répand le désert : en abstrayant les humains de leur monde, en les détachant du réseau de choses, d'habitudes, de paroles, de fétiches, d'affects, de lieux, de solidarités qui font leur monde. Leur monde sensible. Et qui leur donne leur consistance propre.
La politique classique, c'est la mise en scène glorieuse des corps sans monde. Mais l'assemblée théâtrale des individualités politiques masque mal le désert qu'elle est. Il n'y a pas de société humaine séparée du reste des êtres. Il y a une pluralité de mondes. De mondes qui sont d'autant plus réels qu'ils sont partagés. Et qui coexistent.
La politique, en vérité, est plutôt le jeu entre les différents mondes, l'alliance entre ceux qui sont compatibles et l'affrontement entre les irréconciliables.
Aussi bien, nous disons que le fait politique central des trente dernières années est passé inaperçu. Parce qu'il s'est déroulé dans une couche du réel si profonde qu'elle ne peut être dite « politique » sans amener une révolution dans la notion même de politique. Parce qu'en fin de compte cette couche du réel est aussi bien celle où s'élabore le partage entre ce qui est tenu pour réel et le reste. Ce fait central, c'est le triomphe du libéralisme existentiel. Le fait que l'on admette désormais comme naturel un rapport au monde fondé sur l'idée que chacun a sa vie. Que celle-ci consiste en une série de choix, bons ou mauvais, Que chacun se définit par un ensemble de qualités, de propriétés, qui font de lui, par leur pondération variable, un être unique et irremplaçable. Que le contrat résume adéquatement l'engagement des êtres les uns envers les autres, et le respect, toute vertu. Que le langage n'est qu'un moyen de s'entendre. Que chacun est un moi-je parmi les autres moi-je. Que le monde est en réalité composé, d'un côté, de choses à gérer et de l'autre, d'un océan de moi-je. Qui ont d'ailleurs
eux-mêmes une fâcheuse tendance à se changer en choses, à force de se laisser gérer.
Bien entendu, le cynisme n'est qu'un des traits possibles de l'infini tableau clinique du libéralisme existentiel : la dépression, l'apathie, la déficience immunitaire - tout système immunitaire est d'emblée collectif -, la mauvaise foi, le harcèlement judiciaire, l'insatisfaction chronique, les attachements déniés, l'isolement, les
illusions citoyennes ou la perte de toute générosité en font aussi partie.
A la fin, le libéralisme existentiel a si bien su propager son désert que c'est désormais dans ses termes mêmes que les gauchistes les plus sincères énoncent leurs utopies.