Google refuse d'accorder un droit à l'oubli international aux requérants européens. Mais le peut-il légalement ? Éclairage.

En été, on oublie tout… Internet, lui, ne jette rien ! Dans l'oubli numérique sommeille une mémoire indéfectible. Et Google vient de nous le rappeler en notifiant à la Cnil son refus de déréférencer des résultats de recherche sur les extensions non européennes. Ce qui, dans un monde global, revient à priver la gomme numérique de sa totale efficacité.
Plaintes
Ainsi, des liens vers des contenus obsolètes que le moteur de recherche a déréférencés en vertu du droit à l'oubli peuvent, au détour d'un clic, ressurgir inopportunément à partir d'une extension telle que le .com. Des centaines de personnes ont saisi la Cnil pour s'en plaindre. Comme ce Français travaillant à l'international, qui avait obtenu le déréférencement de contenus diffamants et injurieux le concernant. Sauf que le moteur n'a supprimé que les chemins d'accès au .fr. Autrement dit, en passant par le .ca ou le .ru, ses proches et ses relations professionnelles continuent d'accéder aux résultats de recherche litigieux.
L'intéressé, comme des centaines d'autres, a donc saisi la Cnil pour obtenir un déréférencement global. Et l'autorité a mis en demeure Google d'étendre, pour chaque citoyen concerné, le déréférencement des résultats de recherche à l'ensemble des extensions du moteur de recherche (.fr, .ru, .com…). « Le déréférencement partiel des informations conduit à l'absence de prise en compte effective des droits des personnes et, possiblement, à la persistance d'un préjudice tant dans leur vie personnelle que professionnelle », justifie la Commission dans son rapport annuel.
D'autant que, fait observer l'avocat Martin Lacour, « lorsque des résultats sont masqués en application du droit à l'oubli sur google.fr, cette information est toujours mentionnée dans les résultats de recherche Google. Il suffit donc aux utilisateurs de basculer sur l'extension google.com pour tenter de trouver les résultats masqués. » Autrement dit, pour la Cnil, le droit à l'oubli ne peut se concevoir que s'il s'applique à toutes les extensions, dès lors que celles-ci sont accessibles de tous les pays.
À chaque pays sa conception de l'oubli
Sur ce point, l'arrêt rendu par la CJUE le 13 mai 2014, qui consacre le droit au déréférencement, est resté muet. Dans ses conclusions, l'avocat général avait néanmoins estimé que le déréférencement ne devait pas s'appliquer au .com. « La CJUE n'a pas compétence pour faire appliquer ses décisions en dehors du territoire européen dès lors qu'elle se fonde sur une directive qui est d'application territoriale, autrement dit qui s'applique uniquement aux responsables de traitements établis au sein du territoire européen », explique Céline Castets-Renard, professeur à l'université de Toulouse, spécialiste en droit du numérique.
Et c'est précisément sur cet argument que Google s'appuie pour s'opposer au principe du déréférencement global systématique. Il n'est pas question, pour le géant américain basé en Californie, là où la liberté d'expression passe avant la protection des données, de faire une application extraterritoriale du droit européen. Chaque pays a sa propre conception du droit à l'oubli et de son périmètre. Et la conception européenne, fondée sur la balance des intérêts entre la vie privée des personnes et le droit à l'information, s'arrête aux frontières de l'Europe. En outre, l'acteur américain l'affirme tout net : il n'appartient pas à une autorité nationale de lui dicter sa conduite. « Nous respectons la position de la Cnil, mais nous contestons par principe l'idée qu'une agence nationale de protection des données personnelles revendique une autorité à l'échelle mondiale pour contrôler les informations auxquelles ont accès les internautes à travers le monde », a déclaré l'expert chargé des questions de vie privée chez Google Peter Fleisher.
Des frontières sur un outil transfrontière
Une telle résistance fait bondir Bertrand Girin, président de Réputation VIP : « Il est pour le moins paradoxal que Google, roi d'un Internet universel, décide de mettre des frontières sur Internet dans le cadre du droit à l'oubli ! » s'étonne-t-il. Et d'ajouter : « Il y deux poids deux mesures : pour le citoyen lambda, Google veut mettre des frontières, alors que s'agissant du président de la Fédération internationale de l'automobile Max Mosley, dont les photos intimes avaient été publiées dans un journal britannique, Google a transigé en appliquant un droit à l'oubli sans frontière… »
Il faut avouer que l'outil transfrontière Internet bouscule les règles de territorialité et les principes de souveraineté juridique qui y sont attachés. La présence globale du moteur de recherche appelle un traitement unique des requêtes, juge le Groupe européen des autorité de protection des données (G29) même s'il approuve dans son ensemble la façon dont Google instruit les plaintes. « Chaque décision est prise en fonction de l'équilibre à respecter entre le droit à la protection de la vie privée d'une part et l'intérêt du public à avoir accès à l'information d'autre part », note le G29 dans son bilan annuel.
Et d'ailleurs, ces garde-fous et précautions qui président à la décision de déréférencement devraient plaider pour un déréférencement global afin de respecter l'effectivité du droit, souligne Alain Grosjean, avocat au barreau de Luxembourg. « Google ne supprime les liens que lorsque l'information n'est plus pertinente, qu'elle est inexacte ou dépassée, ou encore qu'elle a un impact disproportionné sur la vie privée de personnes alors qu'il n'y a pas d'intérêt pour le public à en connaître. Les Guidelines sont tellement strictes et encadrées qu'il apparaît aberrant de ne pas déréférencer l'entièreté des extensions de Google. L'argument de la liberté d'expression n'est donc plus recevable compte tenu de l'ensemble de ces gardes fous », ajoute l'avocat.
« Arguments politiques »
Pour l'heure, la Cnil examine le recours gracieux de Google visant au retrait de la mise en demeure. Elle a deux mois pour répondre. « Nous avons noté les arguments de Google qui sont pour une part de nature politique. La Cnil quant à elle s'est appuyée sur un raisonnement strictement juridique », indique cette dernière. Si elle rejette le recours, le litige pourrait prendre une tournure répressive, sous la forme d'une sanction financière.
Concrètement, un rapporteur sera nommé pour gérer le contentieux qui pourrait aboutir à une sanction pouvant aller jusqu'à 150 000 euros. Mais Google ne manquera pas dans ce cas de saisir le Conseil d'État. Et "il y a de fortes chances pour que la juridiction administrative intente un recours préjudiciel devant la CJUE. Ce serait d'ailleurs une bonne chose, puisque la cour sera amenée à préciser sa décision sur la portée géographique du déréférencement", note Céline Castets-Renard. La Cnil peut aussi décider de dénoncer l'incident au parquet, ce qui peut, théoriquement, aboutir à des sanctions pénales avec à la clé des peines d'amende ou d'emprisonnement. Par ailleurs, les personnes qui souhaitent se prévaloir du droit à l'oubli peuvent de leur côté saisir le juge. « Elles peuvent notamment demander au juge des référés d'enjoindre à Google de retirer les résultats apparaissant sur l'ensemble des extensions, le cas échéant sous astreinte journalière », précise Me Lacour.
Pendant ce temps, le formulaire de Google tourne à plein régime. Depuis mai 2014, date à laquelle le moteur de recherche l'a ouvert aux internautes, plus de 62 000 requêtes concernant quelque 203 000 URL ont été envoyées par des internautes français. Et 47,7 % des URL ont été supprimées par le moteur de recherche. Deux motifs de refus sont régulièrement invoqués : « l'information mise en ligne est en lien avec l'activité professionnelle de la personne » ou « reste pertinente au regard de l'actualité ». Des critères aux contours tout aussi délicats que ceux du périmètre géographique du droit à l'oubli.