Que se passe-t-il au juste Au Levant ? Du Saillant d’Afrin au Golan, la montée aux extrêmes est de plus en plus palpable. les puissances (Ankara, Jérusalem, Washington, Moscou) mettent de plus en plus de leurs propres billes dans leur grand jeu au Levant. Jusqu’au président français, Emmanuel Macron, qui va à poser ses propres lignes rouges face à Damas. Jusqu’à quand & jusqu’où ira ce gambit ? 1ère Partie.
| Q. Diriez-vous que, relativement à l’intervention turque, les mises en garde de Moscou, portent beaucoup ou pas ?
Jacques Borde. Pour le moment : pas tellement. Mais est-ce vraiment le but recherché ?
Certes, les Russes ont averti du positionnement (plus de l’intention de, d’ailleurs) de missiles tactiques (sic) du côté de Tartous. Mais, on ne peut pas dire que les Turcs tremblent sur pieds.
| Q. Pourquoi dites-vous ça ?
Jacques Borde. Parce que, à peu près au même moment, Ankara a fait part de son intention de renforcer ses positions en Syrie. Dans le Saillant d’Afrin, mais pas seulement. Et les Hêzên Sûriya Demokratîk (HSD) également…
| Q. De quelle manière ?
Jacques Borde. De nouvelles images satellitaires montrent que la Türk Silahli Kuvvetleri (TSK)1 est en train d’ériger au moins trois bases militaires dans le nord de la Syrie.
| Q. Sait-on où ?
Jacques Borde. Oui, tout à fait.
Les images ont permis de localise les bases en question :
1- l’une située dans les montagnes d’Al-Cham, près du bourg de Salat dans la province d’Idlib.
2- l’autre à proximité du district de Deir Samaan, au nord d’ouest d’Alep.
3- la troisième dans les montagnes de Cheikh Aqîl dans le nord-ouest de la province d’Alep.
Alarmant. En fait, les admonestations moscovites, tant celles de ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï V. Lavrov, que celle de, Vladimir V. Poutine, qui sont surtout faites pour amuser la galerie, auront eu peu d’effet. En fait, derrière le ballet diplomatique, ces deux-là discutent en coulisses.
| Q. Vous croyez ?
Jacques Borde. J’en veux pour preuve les derniers propos du ministre turc des Affaires étrangère, Mevlüt Çavuşoğlu, réagissant à l’intention affichée de l’Al-Jayš al-’Arabī as-Sūrī (AAS)2 d’entrer dans le canton d’Afrine.
Cf. « S’ils entrent pour le vider [le canton d’Afrine, NdlR] des YPG, il n’y a aucun problème. S’ils entrent pour protéger des YPG, rien n’arrêtera ni la Turquie, ni les soldats turcs »3. Propos tenus par Çavuşoğlu lors de sa visite en Jordanie.
Oui, au fait, pour ceux qui l’ignoreraient encore : le canton d’Afrin est bien une partie du territoire de la République arabe syrienne (RAS). Comme d’ailleurs le Plateau du Golan, historiquement parlant..
| Q. Mais pourquoi les Turcs sont-ils si peu impressionnés par la Russie ?
Jacques Borde. Mais parce qu’ils savent très bien, qu’en l’espèce, et jusqu’à preuve du contraire, l’administration Poutine est, par rapport à eux, dans la posture, le discours. Ça et seulement ça…
| Q. Vous en êtes certain ?
Jacques Borde. (Sourire) Comme dit l’autre : il n’y a pas d’amour, que des preuves d’amour. Au-delà, les diplomates turcs ne sont pas plus bêtes que d’autres : ils savent lire les dépêches et les déclarations des uns et des autres.
Et concernant la Russie, ils ont vite discerné les lignes rouges que Moscou met à ses propres déclarations et au soutien qu’elle est prête à accorder à ses partenaires au Levant. Ankara, pour Moscou, n’est pas (pour l’instant du moins) un ennemi, mais un acteur du grand jeu. Grand jeu qui est aussi une scène.
Je vous sens dubitatif !
Alors, prenez la toute récente déclaration de Leonid Frolov, vice-ambassadeur de Russie en Israël. Que nous a dit ce cher Leonid ?
Que « Si l’Iran attaque un jour Israël, Moscou se rangera du côté d’Israël. En cas d’agressivité iranienne envers Israël, ce ne sont pas seulement les États-Unis qui soutiendront Israël mais également la Russie ». Car, « De nombreux de nos concitoyens habitent en Israël et Israël est un pays ami de la Russie. Nous ne permettrons pas qu’Israël soit agressé ».
Leonid Frolov qui a également estimé que Jérusalem était « dans son droit » quand un AH-64D Saraph a abattu un drone made in Iran et quand ses appareils « ont opéré en Syrie » .
Assez clair pour vous ?
| Q. Dites-moi, tant que nous y sommes, ce drone iranien, comment les Israéliens l’ont-ils descendu ?
Jacques Borde. Officiellement, c’est un hélicoptère de combat de type AH-64D Apache qui a fait le boulot. Et, entre nous, il n’y a pas de raison de douter de cette version.
Compte tenu du fait que les AH-64D Saraph4 israéliens sont équipés d’un canon de M230 Chain gun de 30 mm, de missiles air/sol AGM-114 Hellfire et de la famille Spike5 et de roquettes Hydra-70 (elles dérivées du Mk 4/Mk 40 Folding-Fin Aerial Rocket développé par la Navy à la fin des années 1940), et, pour finir, qu’aucun missile air/air n’équipe l’Apache, on aurait pu s’attendre que ce soit au canon que le job a été fait.
| Q. Pourquoi exactement ?
Jacques Borde. Les roquettes sont plutôt faites pour saturer des cibles au sol, la précision n’est pas leur point fort. Le Hellfire c’est un peu de l’overkilling et, de toute façon, ça coûte un bras.
Restait :
1- le bon vieux 30 mm. Un débattement limité à 11° vers le haut, mais abordable et définitif.
2- le Spike. Comme la version officielle nous parle d’un missile, je pense que le Spike a pu s’imposer. À moins d’un tireur bien rodé au Hydra. Qui sait. Je ne pense pas que les Israéliens nous en disent plus…
| Q. Si je suis ce que vous disiez précédemment, la Russie n’est-elle pas un peu hors-jeu sur le volet syro-israélien ?
Jacques Borde. Ça n’est pas ce que j’ai dit.
J’ai simplement souligné l’apport somme toute limité du dispositif Sapin de Noël6 à la bonne résolution militaire de la guerre en Syrie. Et le fait que les Russes avaient davantage de liens avec Israël que beaucoup le supposaient.
Pour le reste, je dirai que la tension actuelle pourrait être, plus en faveur de la Russie et du rôle que celle-ci pourrait jouer comme honest broker entre les parties.
| Q. Plus que les Américains ?
Jacques Borde. Là, probablement que oui.
Les Américains, de par leur soutien sans faille à l’administration Nétanyahu, ont perdu une partie de leur influence régionale. En direction de Damas et de Téhéran, pour être précis.
On ne peut éternellement avoir le beurre, l’argent du beurre et les faveurs de la crémière !
C’est d’ailleurs strictement ce que nous dit, avec ses mots bien sûr, l’ancien ambassadeur d’Israël à Washington, Michael B. Oren. D’après lui, les États-Unis ont perdu leur capacité à être un intermédiaire efficient entre les trois pays en conflit que sont l’Iran, la Syrie et Israël.
« Le rôle américain de cette équation est de nous soutenir, mais les États-Unis n’ont actuellement presque aucun levier sur le terrain. Ils ne sont donc pas dans le jeu »7, a-t-il ainsi déclaré à l’agence Bloomberg.
De fait, les Américains au-delà de leur rôle de faiseur de pluie globalement intact, sont trop proches de Jérusalem pour être écoutés à Damas et Téhéran.
Or, comme l’a rappelé Ofer Zalzberg, Senior Analyst for Israel/Palestine auprès du International Crisis Group (ICG),« sans intermédiaire, la situation ne fera que s’aggraver ».
Et poursuit-il « ...la Russie est le seul pays en Syrie qui dispose de la possibilité d’emmener les parties vers une compréhension mutuelle afin de réduire les risques de confrontation plus importante ».
| Q. Pas la France ?
Jacques Borde. (Éclat de rire) Comme honest broker ? Vous plaisantez…
L’histoire, d’abord, est contre nous. Cela fait des lustres que nous tirons dans le dos des Syriens.
Ensuite, par ses postures et ses attaques permanentes contre l’administration Assad, et ses leçons de morale hors-sol aux Iraniens, Paris n’est plus du tout audible à Téhéran et à Damas8.
Cela a été dit et répété à l’envie par le président syrien, le Dr. Bachar el-Assad. Et croyez m’en, il y a peu de chances que cela change. Dans cette partie du Levant Paris est out de chez out…
| Q. Par « cette partie du Levant », vous voulez dire la Syrie ?
Jacques Borde. Pas seulement.
En Irak aussi, je vous l’ai déjà dit, nous exaspérons de plus en plus tous ceux à qui nous nous adressons.
Or, volens nolens, en Irak aussi les choses bougent. Et commencent à se stabiliser à la frontière irako-syrienne.
Dans ce registre, on notera que les Hachd al-Chaabi (PMU)9 y poursuivent méthodiquement leurs opérations de nettoyage. Et lors de leurs opérations, leurs unités viennent de déloger les Kamiz brunes d’Al-Dawla al-Islāmiyya fi al-Irāq wa al-Chām (DA’ECH)10 du district d’Ajil al-Fadhili .
Situation qui a trois corollaires :
1- le poids des PMU – près de 150.000 hommes en service actif, pas rien vous en conviendrez – ne fait que s’accroître géostratégiquement et géopolitiquement.
2- l’administration Abidi, bon gré mal gré, doit tenir compte de ce rôle croissant sur l’échiquier national.
3- de toutes les acteurs internationaux, cherchant à conforter (ou retrouver) leur place en Irak, devinez lequel est le plus âpre à débiner les Hachd al-Chaabi (PMU) au moindre prétexte ? La France, pardi.
Certes si les Français savaient faire preuve d’un minimum d’entregent et de subtilité, ils auraient eu, qui sait, une carte à jouer. Mais la morgue permanente qui suinte des prises de positions droit-de-l’hommistes et moralisatrices de notre chef de la diplomatie, Jean-Yves Le Drian, les récriminations hypocrites des grosses têtes du Quai d’Orsay, a atteint la limite du supportable. Et, de ce fait, il est à craindre que les quelques coups réussis de Macron, comme le retour de Saad Hariri, soient hélas insuffisants pour redresser une barre tordue à l’extrême par l’ubuesque administration Hollande.
[à suivre]Notes
1 Armée de terre turque.
2 Armée arabe syrienne.
3 NTV (20 février 2018).
4 Les Israéliens donnent toujours leurs propres noms à leurs matériels, roulants ou volants.
5 Spike MR (Gil), LR (Gomed), et ER (Perakh Bar).
6 Pas une appellation officielle…
7 Bloomberg (11 février 2018).
8 Et probablement à Moscou.
9 Ou Popular Mobilisation Unit/Unité de mobilisation populaire.
10 Ou ÉIIL pour Émirat islamique en Irak & au Levant.